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Les fontaines Suisses entre héritage et modernité

Les fontaines Suisses entre héritage et modernité

Avec plusieurs milliers de fontaines, la Suisse détient l’un des patrimoines hydriques les plus riches d’Europe. Jadis vitales pour l’approvisionnement des habitants, elles sont devenues monuments commémoratifs, attractions touristiques ou simples décorations urbaines. Aujourd’hui, dans un pays où l’eau coule à chaque robinet, leur avenir suscite des interrogations : faut-il les préserver coûte que coûte, les moderniser ou les laisser disparaître peu à peu ? De Fribourg à Bulle, de Vevey à Lausanne, élus, ingénieurs, guides et citoyens témoignent d’un rapport mêlant histoire, technique et émotion.

Un reportage de Marc Goudjanou / Le Palmarès

Un patrimoine entre symboles et contraintes

Les fontaines de Fribourg portent l’empreinte des siècles. Sculptées pour afficher la puissance des villes confédérées, elles représentent la force, la justice ou la tempérance. « Elles restent aujourd’hui des archives de pierre », souligne Henri Dietiker, responsable de la ville de Fribourg au Service des biens culturels du canton.

Fontaine de la Samaritaine, Fribourg. Photo Marc Johannes Goudjanou

Mais préserver ce patrimoine n’est pas simple. Certaines fontaines historiques, comme celle du Sauvage ou du Petit Saint-Jean, ont été restaurées, tandis que d’autres attendent encore un programme de réhabilitation. Certaines statues originales sont conservées au musée, tandis que des copies jalonnent les rues pour les circuits touristiques. Les coûts élevés, l’approbation du parlement communal et un réseau souterrain complexe imposent des choix difficiles. Le rôle touristique et artistique demeure central, mais doit composer avec les réalités financières.

De l’utilité populaire à la mémoire commémorative

À Bulle, une quarantaine de fontaines subsistent dans le centre-ville et les quartiers historiques. Autrefois utilisées pour boire, laver le linge ou abreuver les animaux, elles ont perdu leur fonction première. « Beaucoup ont été supprimées, et les nouveaux quartiers n’en possèdent pas », constate Jacques Morand, syndic de Bulle (un syndic est l’équivalent d’un maire).

Certaines fontaines ne coulent plus la nuit pour limiter le bruit, et des dispositifs régulent le débit. Pourtant, l’eau ne manque pas : elle provient des glaciers et de la Sarine. Les fontaines restent aussi des repères symboliques. Chaque été, la campagne « L’eau d’ici, une chance » sensibilise les habitants à l’importance de cette ressource.

La ville de Vevey compte une cinquantaine de fontaines, dont la moitié sont historiques. Elles sont régulièrement nettoyées et contrôlées, et certaines sont arrêtées ponctuellement pour économiser l’eau. L’approvisionnement est potable et traité avant la distribution. Contrairement à Bulle, la ville laisse souvent couler l’eau la nuit : le bruit des fontaines fait partie du paysage sonore urbain. Au niveau du bassin des fontaines, un régulateur de niveau prévient les débordements et les habitants signalent directement tout problème.

A gauche: fontaine du Comte Joseph de Maillardoz à Bulle. A droite, la fontaine du Banneret à Vevey. Photos Marc Johannes Goudjanou

L’histoire derrière chaque pierre

À Fribourg et Lausanne, les circuits touristiques transforment les fontaines en véritables stations de mémoire. La fontaine Saint-Georges à Fribourg raconte la légende du saint terrassant le dragon et convertissant le peuple au christianisme. Toutes les statues visibles sont des copies : les originaux sont conservés au musée pour éviter leur dégradation. Ces parcours permettent aux visiteurs d’appréhender l’histoire des villes à travers un patrimoine vivant.

Autour des vasques de quartier, certains habitants continuent de profiter du cadre offert par les fontaines, mais hésitent à boire leur eau. Si les plus jeunes s’y risquaient sans précaution, les adultes restent vigilants. Un paradoxe : la majorité des fontaines urbaines distribuent pourtant une eau potable, régulièrement contrôlée.

Fontaine de l’Ogre à Berne. Photo Marc Johannes Goudjanou

À travers le pays, les fontaines oscillent entre objet patrimonial, atout touristique et défi technique. Certaines sont équipées de dispositifs connectés, d’autres restent protégées pour leur valeur symbolique ou commémorative.

« Chaque fois qu’une fontaine s’arrête, les citoyens protestent », observe Elias Moussa, membre de l’exécutif de la Ville de Fribourg. Elles conservent une valeur affective et collective forte, au-delà de leur fonction initiale.

Lessoc, la fontaine où la lune s’est noyée

À Lessoc, dans la Gruyère (canton de Fribourg), la fontaine couverte d’un dôme octogonal trône au centre du village. L’endroit respire le calme et la mémoire. La légende raconte que Colin, un Lessocois qui rentrait ivre d’une foire à Château d’Oex vers minuit, fut très mal reçu par son épouse à son retour chez lui.

Fontaine de Lessoc. Photo Marc Johannes Goudjanou


Elle lui reprochait, hormis d’avoir abusé de la boisson, de ne pas avoir abreuvé sa jument Cocotte…
Ainsi, l’homme aviné se releva pour abreuver sa monture. La lune dans le ciel jouait avec les nuages et l’eau du bassin le reflétait totalement.
Cocotte but précisément sur le disque argenté, qui disparut aussitôt pour ne plus réapparaître ! Colin crut qu’elle l’avait avalée et que sa jument était ainsi perdue pour lui… Quel grand malheur ! …
C’est donc pour prévenir tout incident de ce type que l’on fit installer un toit massif, entre l’astre et le bassin. Cela pour abriter les lessiveuses et pour la sérénité de Colin qui conduisait sa jument à la fontaine à des heures inconvenantes ! …En lisant, on comprend que ces monuments ne sont pas seulement des infrastructures : ils portent des récits, des imaginaires, des émotions. Ici, la pierre est autant mémoire que poésie.

Alors que les fontaines ne servent plus qu’accessoirement à étancher la soif, elles continuent de rythmer la vie des villes. Filets d’eau glissant sur la pierre, sculptures silencieuses, points de rendez-vous ou simples havres de fraîcheur… leur avenir se mesure moins en litres distribués qu’en mémoire préservée et plaisir partagé. Tant que des Suisses continueront à lever la gourde, écouter le clapotis ou admirer un mascaron sculpté, les fontaines resteront vivantes.

Marc Goudjanou

Félicien Johannès Marc Goudjanou est un journaliste béninois spécialisé dans la presse écrite depuis plus de 15 ans. Il a travaillé pour plusieurs titres de la presse nationale, où il s’est illustré par ses enquêtes fouillées, ses chroniques engagées et ses analyses politiques pertinentes. Sa plume, rigoureuse et accessible, explore des thématiques variées allant de la gouvernance à la justice sociale. Défenseur d’un journalisme libre et responsable, il milite pour une information de qualité, indépendante des pouvoirs, au service des citoyens. Il intervient également dans des projets de renforcement de capacités et de mentorat pour jeunes journalistes.

Charles Grandjean

Charles Grandjean est journaliste à La Liberté depuis 2017. Rattaché au bureau de Bulle de la rubrique régionale, il couvre tout type de sujets, principalement en lien avec l’actualité du Sud fribourgeois. Ses domaines de prédilection tournent notamment autour des enjeux d’aménagement du territoire et des défis environnementaux. Il a auparavant travaillé pour le Festival international de films de Fribourg, ainsi que pour la coopération internationale. Il est diplômé en histoire et études européennes de l’Université de Fribourg et en relations internationales de l’Université de Genève.

Marc Goudjanou

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