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Au Népal, une génération ensablée

Au Népal, une génération ensablée

UN REPORTAGE DE LUC-OLIVIER ERARD (ARPRESSE) AU NEPAL

Katmandou, Népal, juin 2014. Sur les berges de la Bagmati, il fait près de 40 degrés. La mousson a deux semaines de retard. Quelques chiens fouillent les ordures nauséabondes qui s’amoncellent entre deux méandres brunâtres. Dans ce quartier excentré de la capitale, des dizaines de recruteurs fondent sur les jeunes hommes qui se rendent en masse dès l’aube au «service de l’emploi à l’étranger».

Cette section du ministère népalais du travail a fort à faire pour délivrer des visas de sortie: 1’700 jeunes quittent quotidiennement le Népal pour aller travailler. Principalement dans les États du Golfe persique. Les revenus qu’ils renvoient au Népal, les «remittances», représentent 28% du PIB.

Le Népal est le troisième Etat au monde à dépendre le plus de l’argent des migrants. Un apport qui représente le troisième secteur économique, derrière l’agriculture et le tourisme. A tel point que l’équation migratoire est devenue un élément structurant majeur de la société népalaise.

L’avenir est ailleurs

«Le marché du travail ne peut pas absorber la génération montante», explique le chef de l’office de l’emploi à l’étranger, Jagan Nath Devkota. «Mais nous considérons que cet état de fait ne constitue pas une solution à long terme pour le développement du Népal.» De son bureau, il surplombe la cour où patientent, en file interminable, des centaines de jeunes hommes, venus remplir les formalités du départ. La plupart ne sont pas formés, et s’endettent pour partir auprès d’agences plus ou moins contrôlées.

Jagan Nath Devkota, chef du service de l’emploi à l’étranger, Ministère du travail du Népal. Katmandou, 2014.

Parmi eux, Bishnu. Ce jeune homme de 21 ans ne trouve pas de travail au Népal. Comme la plupart des partants, il appartient à une caste défavorisée, victime d’un système qui, bien qu’aboli, continue à peser sur le destin des Népalais les plus pauvres. Pour Bishnu, le départ est «la seule solution». Il sera employé de maison au Qatar. «Je ne veux pas partir, mais qu’est-ce que je pourrais faire d’autre?», dit Bishnu. Les débouchés principaux sont le travail domestique et la construction. Et les risques sont grands: mauvais traitements, contrats non respectés, travaux dangereux, accès à la justice difficile.

Démocratie en marche, développement en panne

Une migration qui n’offre pas beaucoup de possibilité de développement non plus. «Parfois, ceux qui partent en Israël par exemple, reviennent avec des compétences. Le tout petit nombre qui part en Europe ne revient pas. La majorité qui part dans la péninsule arabique effectue des travaux ne nécessitant pas de qualifications qui puissent être utiles quand ils reviennent», affirme Jagan Nath Devkota.

Pour améliorer le sort de sa jeunesse en migration, le Népal s’est lancé dans une vaste entreprise diplomatique: cinq accords bilatéraux ont déjà été conclus afin d’instaurer des conditions-cadres minimum pour les travailleurs népalais.

Autre front: celui du transfert d’argent (lire ci-contre). Il faut un an, parfois plus, pour parvenir à rembourser la somme investie dans le départ. Et les pressions de l’entourage pour un envoi rapide d’argent frais sont énormes. «L’essentiel passe dans les dépenses courantes, seuls 10% des fonds sont épargnés. Trop peu pour permettre au Népal d’investir dans son développement», explique Jagan Nath Devkota.

Un développement qui fait défaut: le réseau routier, rarement asphalté, est mis à mal à la première pluie. Katmandou connaît entre 6 et 16 heures de coupures quotidiennes d’électricité, selon les quartiers et la saison. L’eau du réseau n’y est pas potable. Le ramassage des ordures est inexistant. Dans cette ville de 2,5 millions d’habitants, sept sites classés au patrimoine mondial de l’Unesco, bien entretenus, laissent entrevoir un héritage culturel d’une richesse fabuleuse.

Ancienne monarchie ayant sombré dans la guerre civile, le Népal est aujourd’hui en paix, et en transition. Cet été 2014, le fédéralisme est un fait acquis pour l’Assemblée constituante. Mais ses contours (ethniques, géographiques, économiques) ne sont pas encore définis. Les travaux constitutionnels suivent leur cours hésitant.

« La pauvreté brise mon rêve »

En attendant, le développement économique est entravé, et la jeunesse peine à voir d’autre espoir que celui de quitter le pays. Cependant, l’argent envoyé par les migrants permet, dans de plus en plus de familles, d’envoyer les jeunes à l’école.

Dipak Bayalkoti, jeune « Dalit » étudiant grâce aux revenus de son frère, travailleur migrant en Arabie Saoudite.

Dipak Bayalkoti est l’un de ceux-ci. Il se présente comme un Dalit (ensemble de groupes issus des castes les moins favorisées). Il poursuit des études dans l’espoir de devenir docteur. «Je suis un des rares de ma communauté à avoir acquis mon certificat d’études primaires», explique-t-il fièrement. Il peut étudier, parce que son frère travaille en Arabie saoudite. «Ma famille espère que je sois éduqué. Mais ils veulent aussi que je trouve vite du travail. L’argent a creusé un fossé entre moi et mon frère. J’ai l’impression que ma pauvreté brise mon rêve».

Si les «remittances» sont un soutien indéniable pour beaucoup de familles, le Népal subit une dépendance accrue, notamment de l’Inde, pour l’essentiel de ses biens de consommation. Et des campagnes ont été littéralement vidées de leurs forces vives. Les hommes partis, les femmes préfèrent venir à Katmandou, ou elles peuvent ouvrir un compte en banque, envoyer leurs enfants à l’école, et disposer d’un accès plus facile aux services de santé, par exemple.

La saignée était telle que l’agriculture est désormais un des rares secteurs qui embauche et où les salaires augmentent. Mais les investissements restent rares: l’absence de réforme agraire rend difficile l’accès à de très petites parcelles aux équipements modernes. Résultat, le Népal reste très dépendant des importations, notamment d’Inde. Une partie de l’argent des migrants ressort donc inexorablement vers l’étranger.

Mais il produit simultanément un effet notable sur la géographie du Népal. Le développement de Katmandou connaît un boom anarchique. Les constructions poussent sur du sable et les avenues qui mènent au centre sont élargies en cassant les façades.

Les immeubles éventrés surplombent, précaires, des rues ou bourdonnent des centaines de milliers de motos, qui viennent ajouter leurs fumerolles à celles des défunts qu’on incinère à l’air libre aux portes de la ville, à Pashupatinat, après avoir lavé leur corps dans la Bagmati.

Depuis l’embrumée Katmandou, porte d’embarquement pour l’Himalaya, on ne voit ni l’Everest, ni l’Annapurna.

COMPLÉMENT D’ARTICLE :

«Remittances» : le fardeau du migrant

Kosovars en Suisse, Colombiens aux Etats-Unis, Népalais au Qatar: l’envoi de fonds par les migrants à leur famille est un phénomène universel. Avec 512 milliards de dollars en 2012, l’argent de la migration a quadruplé depuis 2000. Cette somme représente un multiple de ce que les pays riches consacrent à l’aide au développement.

Les «remittances» mettent les familles en situation de dépendance vis-à-vis d’un des leurs, tenu à distance. Les effets de ce phénomène sur le développement des pays concernés sont mal connus, et controversés: «Ça me pose un problème qu’on fasse reposer le développement sur le dos des migrants», explique la sociologue Bandita Sijapati, directrice de recherche au Social Science Baha, à Katmandou.

A la différence de l’aide au développement, les «remittances» sont par nature des fonds privés. La sociologue indique que la grande pauvreté recule au Népal. «L’une des raisons est la hausse des salaires dans l’agriculture, l’autre, les remittances». Mais ce progrès a un revers. La pression subie par les migrants les rend extrêmement vulnérables aux conditions de travail et de vie extrêmes.

De nombreux Népalais l’ont payé de leur vie, sur les chantiers du Qatar ou du Koweït. Selon la chercheuse, la migration de masse que connaît le Népal se ressent «dans tous les domaines».

Par exemple, en dépit de l’absence de planning familial, le taux de natalité a baissé. Quand les hommes partent, les familles se disloquent, quittant la ville pour la campagne, en laissant les plus âgés derrière eux. Un phénomène dont les effets à long terme sont encore mal évalués.

Femmes népalaises entre deux feux

«Au Népal, les femmes sont des citoyennes de seconde zone». Manju Gurung, directrice de l’association Pourakhi, gère un foyer de Katmandou qui accueille les femmes qui rentrent de migration. Elle explique que «la situation des femmes au Népal les rend vulnérables à l’étranger».

Mariées en majorité entre 15 et 24 ans, elles sont envoyées dans leur belle-famille qu’elles ne connaissent parfois pas. Si elles émigrent, c’est souvent suite à des problèmes familiaux et, contrairement aux hommes, illégalement. Leur instruction souvent plus faible augmente encore leur vulnérabilité. Le fait que de nombreux hommes partent permet aux femmes «de réaliser des choses qu’elles ne feraient pas si leurs maris étaient au pays».

Ironiquement, la sociologue Manji Sijapati note que depuis l’arrivée du téléphone mobile, cette indépendance régresse à nouveau. D’autant qu’il est «bien possible que le processus de socialisation des jeunes hommes migrants dans les pays du Golfe ait un effet négatif sur le comportement qu’ils adoptent à l’égard de leur femme une fois qu’ils rentrent», ajoute-t-elle.

Un récent rapport démontre que l’accès à la justice au pays et à l’étranger s’améliore un peu pour les migrants, hommes et femmes. Cependant, le phénomène migratoire trouve aussi l’une de ses expressions les plus dramatiques dans le fait que, parmi les femmes en âge de procréer, au Népal, la première cause de mortalité n’est désormais plus la maternité, mais le suicide.

Luc-Olivier Erard

Journaliste en Suisse romande depuis une quinzaine d’années, Luc Erard couvre l’actualité locale et nationale pour les médias régionaux du groupe ESH qui lui sont associés (L’Express, L’Impartial, La Côte, Le Nouvelliste, Le Journal du Jura). Il travaille de préférence sur des questions de consommation, de sciences et de politique générale. Ses reportages l’ont mené en Espagne, aux Etats-Unis, au Népal et, le plus souvent, quelque part en Suisse. Il est très actif sur les réseaux sociaux, dont il tire parti pour renforcer le lien entre la presse écrite et ses lecteurs, et pratique la photo par plaisir.

Binod Ghimre

I am Sub-Editor/Reporter with The Kathmandu Post daily, Nepal. The Post is the first English daily newspaper from the private sector with the largest circulation among four English dailies in the country. It primarily focuses on the political and social news with due emphasis on the investigative reporting. In my four years of journalism career, I have reported on wide ranges of issues.

Luc-Olivier Erard

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