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Les armes du savoir

Les armes du savoir

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Dans la région rurale de Nariño, un réseau de centres culturels ouvre des perspectives aux jeunes.

La guitare de la musique andine a laissé place aux lourdes basses du reggaeton à l’intérieur du centre culturel de Duarte, petit village près de Pasto, chef-lieu de la région de Nariño au sud-ouest de la Colombie. A peine leur spectacle de danse terminé, Silvia et Cristian, 17 et 18 ans, ont troqué leur costume traditionnel pour un jean délavé, un t-shirt imprimé et des baskets. La chorégraphie, ils l’ont apprise ici, dans cette ancienne salle communale, qui depuis deux ans abrite une bibliothèque, où se tiennent trois fois par semaine des cours de danse, mais aussi de peinture, de travaux manuels, de guitare et de clavier. «On se parle maintenant», dit Silvia en souriant à son partenaire de danse.

Déplacés de guerre
C’est sans doute l’un des effets, « un peu inattendu, mais majeur et très réjouissant », des centres culturels – quatre au total, ainsi que deux coins de lecture dans des écoles – que Lectures Partagées a développés depuis 2006, relève Teresa Muñoz-Acosta, fondatrice et directrice de l’ONG genevoise. Dans un pays où un demi-siècle de guerre a fait près de huit millions de déplacés, enfants, mais aussi adultes, les familles de Duarte, ainsi que des villages voisins de Quebrada Honda, Matituy, ou encore Pescador Bajo, où s’étend le réseau, ont désormais un lieu où se retrouver.
D’autant plus bénéfique que la zone montagneuse, isolée, particulièrement calme, y compris durant les années de conflit, accueille aujourd’hui nombre de ces déplacés. «On ne sait pas combien, mais des familles arrivent régulièrement», confie Alveiro. De ces victimes qui ont fui les atrocités de la guerre ou ont été dépossédées de leurs terres par les acteurs armés qui les ont utilisées comme couloir stratégique de passage ou pour y cultiver de la coca (la plante à la base de la fabrication de la cocaïne, ndlr).

«Les jeunes étaient exposés à la 
consommation de drogue»

Alveiro Hoyos

Cette zone de la région a certes été peu marquée par le narcotrafic durant le conflit – « certains ont essayé de planter de la coca au fond du canyon, qui se trouve à deux heures de marche de l’aéroport, mais nous autres habitants du coin ne l’avons pas toléré», explique Alveiro Hoyos. Mais les jeunes de ces villages n’ont pas été complètement épargnés, certains sont devenus des raspachines, récoltant la feuille de coca pour les narcos dans les lieux de culture de Nariño, d’autres ont vendu ou consommé la drogue. « On a même vu débarquer un camion de la police de Pasto (chef-lieu du département situé à 1h30 de route, ndlr) », indique un père de famille, heureux de voir les jeunes aujourd’hui faire « autre chose. » « On occupe notre temps libre, alors qu’avant, à part faire un peu de sport, nous ne faisions que regarder la télévision », se réjouit Cristian.

Elèves plus vifs
Ces centres ont aussi des effets très concrets sur l’éducation: libérés de leur timidité par la danse, la musique ou le dessin, les jeunes participent beaucoup plus en classe. «C’est un changement spectaculaire depuis que le centre existe», relèvent Fernando Diaz et Javier Hernandez, tous deux enseignants à l’école publique primaire et secondaire proche de Duarte, qui accueille des élèves de 4 à 18 ans.
Dans ce centre, les cours sont dispensés par deux professeurs de la maison de la culture, qui dépend de la Municipalité voisine de La Florida. Enseignants et parents présents ce jour-là se réjouissent aussi de voir les enfants «prendre l’habitude d’ouvrir un livre, ne serait-ce que pour le feuilleter», souligne Alcida Botina. Elle vit dans le tout petit village de Pescador Bajo, qui compte à peine 22 familles, mais une quarantaine d’enfants.
«Les enfants sont aussi beaucoup plus curieux, c’est l’une des clés de la réussite», constate Fernando Diaz, qui compte 35 ans d’enseignement dans le village. Plusieurs jeunes du village ont embrassé de brillantes études en médecine et en droit, y compris pour certains à l’Université nationale publique de Bogota, très sélective.

Projet global
Le réseau culturel est appelé à se développer, à Duarte, on construit un second étage, tandis qu’à Matituy, on est en train de réaménager la salle de musique », explique Edilma Pasichana, enseignante. Alveiro Ahumada, musicien très impliqué dans le centre de Quebrada Honda souhaite quant à lui bénéficier d’une «formation en pédagogie, pour continuer à enseigner la guitare au sein du réseau.» Mais ils vont peu à peu devoir travailler sans le soutien financier de l’ONG suisse, qui a commencé à se retirer, pour développer des projets d’agriculture biologique (voir ci-dessous), indique encore Teresa Muñoz-Acosta.
«J’aimerais qu’un jour, un de nos talents perce et puisse dire que ce qu’il sait, il l’a appris ici.», confie Alveiro Hoyos. Silvia et Cristian ont passé leurs examens d’entrée à l’Université de Nariño, respectivement en gestion d’entreprise et en droit. «On aura les résultats dans deux mois», confient-ils.
Dans un pays où des générations entières n’ont connu que la guerre et où les affrontements entre certains groupes armés persistent, valoriser auprès des jeunes la culture et les armes pacifiques que représente le savoir devenait une nécessité. Pour peut-être un jour définitivement tourner la page des violences.

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Rachel Richterich

Journaliste à la Liberté, responsable de la page économique du journal depuis 2015, mais ouverte à toute thématique. D’autant plus s’il s’agit de reportage, passionnée de terrain que je suis. Après une amorce de carrière en tant que médiéviste à l’Université de Genève, c’est finalement l’effervescence de la vie en rédaction qui me gagne. Je démarre en 2011 à l’ATS, où j’apprends pendant quatre ans la rigueur et la rapidité du travail d’agencier, d’abord au sein de la rubrique internationale, puis à l’économie où je me découvre un penchant, inattendu, pour la finance, la politique monétaire et surtout l’entrepreneuriat.

Nicolás Sánchez

Je m’appelle Nicolas Sanchez, journaliste de 24 ans. Je réalise depuis quelques temps déjà des reportages sur la guerre en Colombie et sur la manière avec laquelle la société civile y a résisté. J’ai eu l’opportunité de visiter les lieux les plus reculés du pays et de rencontrer des personnes d’un courage exemplaire. Je suis passionné d’investigation, pour découvrir les raisons qui ont conduit à plus de cinquante ans de conflit dans mon pays. Mon travail a un objectif: faire de ce monde un lieu dans lequel un petit nombre ne puisse pas décider que d’autres traversent comme misères.

Rachel Richterich

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