Dans le cadre du programme d’échange des journalistes dénomé « En Quête d’Ailleurs », qui s’est déroulé du 4 au 10 juin 2023, notre reporter s’est rendu en Suisse pour faire des investigations autour de la problématique de la diminution progressive des terres agricoles au profit de l’urbanisation. Reportage immersif sur le défi démographique lié aux huit milliards d’habitants dans le monde…
Reportage d’Amadou Tidiane Diallo/L’Indépendant/Le Démocrate/
En Guinée, selon la direction nationale des eaux et forêts, le pays perd plus de 42 000 hectares par an, mais pour un pays de plus de 245000 km2. Comparé à la Suisse (environ 41000 km2), le péril est moins immédiat. Coincée, entre l’Allemagne, la France, l’Italie, le tout petit Liechtenstein (158 km2) et l’Autriche, la Confédération helvétique voit depuis des années ses terres agricoles diminuer au profit d’une urbanisation qui semble inévitable pour endiguer la croissance d’une population passée de 7,2 millions à 8,7 millions d’habitants en 20 ans.
Ce phénomène, de plus en plus pesant ces dernières décennies, contraste avec l’attitude des autorités politiques helvétiques qui sont d’ailleurs pointées du doigt par de nombreux observateurs proches du milieu agricole, critiquant leur apathie pour endiguer la menace.
A contrario, en Guinée, en dépit des difficultés économiques et de la fragilisation régulière des institutions étatiques (tripatouillage de la Constitution ou coups d’état militaires), les autorités qui se sont succédé dans ce pays d’Afrique de l’Ouest depuis deux décennies affichent un réel volontarisme pour préserver les terres agricoles…
À l’image des grandes villes comme Berne, Bâle (Fribourg n’est pas une grande ville), Zurich, Genève, Lausanne ne connait ni pollution de l’air ni pollution sonore. Toutes les normes environnementales sont respectées dans cette ville, tout comme dans les campagnes du canton de Vaud dont elle est le chef-lieu que nous avons traversées en nous rendant vers Yverdon, deuxième ville du canton située 30 kilomètres plus au nord.
Les champs cultivés qui s’étendent à perte de vue entre les deux localités ne permettent pas d’assurer la nourriture à tous les habitants. Ce qui n’empêche pas l’érosion continue des surfaces de production. Selon le Directeur de l’agriculture et de la viticulture du Canton de Vaud (830000 habitants), Frédéric Brand, plus de 160 hectares de terres arables disparaissent en effet chaque année dans ce canton qui est le deuxième plus grand du pays en termes de surfaces agricoles.
Pourtant, ici comme dans le reste de la Suisse d’ailleurs, la Confédération impose aux Cantons de disposer d’un « stock » minimum de surfaces d’assolement. Soit les meilleures terres cultivables. A écouter Frédéric Brand, la sécurité alimentaire de la Suisse ne dépend que du pétrole.
« Pour acheminer la nourriture (notamment celle qui est exportée d’autres pays, ndlr), on dépense 1500 litres de diesel par hectare chaque année. » Avec son franc- parler, le directeur de l’agriculture vaudoise n’hésite pas à employer des formules choc. « En Suisse, l’agriculture n’est possible que parce que l’on dispose de pétrole et possède des machines. S’affranchir de cette dépendance aux énergies fossiles est un réel problème qui se pose à nous », affirme Brand.
Il ne nie pas pour autant que la pression démographique exercée sur l’agriculture en est un autre, sérieux lui aussi. En deux décennies, soit de 2002 à 2022, la Suisse a perdu 27756 hectares de surfaces cultivables au profit des infrastructures. Soit 2,6%. Région agricole d’importance à l’échelle nationale, le Canton de Vaud fait à peine mieux : 2,55% de diminution. Entre 2021 et 2022, les paysans vaudois ont encore perdu 2% (soit 221 hectares) de leurs terres. Et ce, malgré l’entrée en vigueur il y a quatre ans d’une loi (la Loi sur l’aménagement du territoire) qui oblige les collectivités publiques (Cantons et communes) à compenser les bonnes terres prises.
« Si on construit une route ou une école qui se trouve dans ces zones-là, il faut doubler la surface prise. Comme par exemple en comblant une gravière qu’on n’exploite plus pour en refaire une surface agricole », explique Brand.
Privat docent à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne, Dominique Barjolle estime du reste qu’avec cette loi, la Confédération fait juste. « Elle a mis le frein au déclassement des bonnes terres. Mais il faut reconnaître qu’au niveau des communes, on donne encore plus facilement qu’on ne devrait la possibilité de déclasser des terres agricoles », affirme-t-il.
Le Fond national Suisse – mandaté par la Confédération, il s’agit de la principale institution d’encouragement dans le domaine de la recherche scientifique – constate lui aussi que la LAT (la loi sur l’aménagement du territoire) a ralenti “légèrement” le rythme de la disparition des terres agricoles. « La situation s’est bel et bien améliorée sur le front des nouvelles affectations en zone à bâtir. Mais la consommation de sol reste « élevée » pour ce qui touche aux projets d’infrastructure et aux constructions hors zone à bâtir », soulignait-il dans un rapport publié il y a quelques années. Et d’ajouter que “les terres agricoles sont insuffisamment protégées par la législation actuelle.
Il fait par ailleurs le constat que la majeure partie des constructions sont actuellement réalisées sur des sols à forte productivité agricole. « Pour des raisons historiques, les zones construites existantes sont souvent entourées de sols de grande valeur », explique-t-il. Conséquence directe, il n’est donc pas rare que l’extension des constructions à proximité immédiate des zones urbanisées provoque la disparition à grande échelle de sols de grande qualité.
Pour y remédier, des chercheurs du programme national de recherche “Utilisation durable de la ressource” ont donc développé l’instrument des points d’indice du sol. Un outil qui permet d’appréhender concrètement la qualité des sols. Il fournit par exemple des précisions sur les endroits où on peut construire ou dézoner en provoquant le moins d’impact sur la qualité du sol. « Grâce à ce système, on peut imaginer piloter la consommation de sol en fonction de sa qualité », explique la professeure Adrienne Grêt-Regamey de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Quoi qu’il en soit, le sol n’est pas extensible ad aeternam. « L’évolution démographique et le changement climatique jettent de grands défis quant à leur utilisation durable, constate Felix Walter du bureau Eco-plan. Nous ne pourrons pas, à long terme, éviter les restrictions »
Des mesures doivent ainsi être prises dans le domaine de l’agriculture, mais également dans d’autres domaines politiques tels que le développement des zones bâties et celui des infrastructures exigeantes, outre une meilleure cartographie des sols, une étroite collaboration des différents acteurs de la protection du sol et de l’aménagement du territoire et un engagement fort du monde politique au niveau de la Confédération, des cantons et des communes. “La marge temporelle à disposition est extrêmement faible”, selon Adrienne Grêt-Regamey enseignante-chercheuse.