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A Neuchâtel, on densifie pour faciliter l’accès au logement

A Neuchâtel, on densifie pour faciliter l’accès au logement

Pression Démographique. Citée en exemple pour sa politique de reconversion d’anciennes friches industrielles en lieux d’habitation, la ville accompagne aussi la création des éco-quartiers où l’usage est de 35 m² par locataire.

Reportage Elsa Kane/Le Jour

Neuchâtel.
Photos Elsa Kane

Neuchâtel est en plein boom immobilier. Située entre une forêt luxuriante et l’un des grands lacs du pays, le chef-lieu du canton éponyme est une ville moyenne d’environ 45 000 habitants. D’ici 5 ans, 2000 à 2500 nouveaux logements sortiront de terre, indique Mauro Moruzzi, conseiller communal chargé du développement durable, de la mobilité, des infrastructures et de l’énergie de la ville. Mais, plutôt que de construire sur de nouveaux espaces du territoire, une partie de ces appartements verront le jour sur des terrains occupés par des vieux bâtiments. Lesquels seront détruits pour faire place à des immeubles neufs plus hauts, plus gros.

Huit millions de Suisses

Le concept en vigueur ici est celui de la densification. Ce type de développement urbain consiste à « construire la ville dans la ville ». Autrement dit, à favoriser l’urbanisation vers l’intérieur du milieu bâti. La densification n’est pas seulement typique de Neuchâtel mais de la Suisse toute entière. Sa mise en œuvre est encadrée par la première révision de la loi sur l’aménagement du territoire ou LAT1. Cette loi est entrée en vigueur depuis mai 2014. L’enjeu de la densification réside dans la gestion minutieuse du territoire helvétique. Alors qu’au Cameroun, on assiste à une extension non contrôlée des grandes villes comme Yaoundé qui asphyxie les zones périphériques pour loger une population estimée à 4,509 millions d’habitants en 2023 selon le Bureau Central des Recensements et des Études de la Population (Bucrep), en Suisse, la nécessité de protéger les terres agricole, la question environnementale et surtout la pression démographique, obligent les États fédérés à repenser l’aménagement de leur territoire. Les chiffres de l’Office fédérale de la statistique indiquent en effet une population  en pleine augmentation estimée à 8,7 millions d’habitants fin 2021. «En Suisse, la population passe de 3,3 millions en 1900 à 7,2 millions en 2000 puis à 8,7 millions en 2021 », explique Céline Schmid, cheffe du domaine Diffusion et BEVMAT, section démographie et migration à l’Office fédérale de la statistique (OFS).

Elsa Kane en entretien avec Céline Schmid, de l’Office fédéral de la statistique. Photo Vicky Huguelet

Plusieurs facteurs expliquent cette croissance démographique qui pourrait atteindre les 9 millions d’habitants d’ici la fin de l’année.  « Une population augmente grâce à deux facteurs : l’accroissement naturel ou solde naturel (qui est la différence entre les naissances et les décès) et le solde migratoire (différence entre les immigrations / arrivées dans le pays et les émigrations / départs du pays). Selon le pays considéré, ces deux facteurs peuvent avoir un poids différent  », précise Céline Schmid. En Confédération suisse, le poids de l’immigration est important. Pour faire tourner son économie florissante, le pays importe une bonne partie de sa main-d’œuvre à l’étranger. Notamment au sein de l’Union européenne, son premier partenaire économique. «Depuis le début du 20è siècle, la Suisse est passée d’une phase où l’accroissement naturel était plus important entre 1900 et 1960, à une phase où le solde migratoire a pris le dessus dès le début des années 1960. La population étrangère qui y réside provient à 64% de l’UE en 2021 », relève Céline Schmid. Dans le Canton de Neuchâtel, la croissance démographique a connu une hausse pour la deuxième fois consécutive en 2022 même si, tient à souligner la statisticienne, ces chiffres restent modestes ; soit 278 personnes en 2022. Avec une croissance de 1,6% par an entre 2010 et 2021, Neuchâtel reste la première ville du canton. « Aujourd’hui, nous avons intérêt à rassembler les gens pour pouvoir mieux gérer les différents espaces et laisser notamment la nature à la nature», assure l’avocate Céline Vara, députée du canton de Neuchâtel au Conseil des Etats.

L’exécutif communal de Neuchâtel a développé une densification à proximité des gares. Le modèle phare pour lequel l’ancienne ville médiévale est citée en Suisse romande comme exemple de densification réussie, c’est la transformation d’anciennes friches industrielles en lieu d’habitation. « On avait autour de la gare des installations techniques qui n’étaient plus utilisées. On a développé des quartiers d’habitation et des activités tout autour de ces gares pour faciliter aussi la mobilité des personnes qui peuvent se déplacer sans voiture », révèle Mauro Moruzzi.  Certains standards de confort ont été revus. « Pour loger tout le monde, la tendance n’est pas de construire des quartiers de villa mais d’utiliser au mieux des anciens secteurs industriels pour construire des habitats concentrés à certains endroits tout en conservant des espaces d’ouvertures et de verdure », explique le président du conseil communal de Neuchâtel. Les éco-quartiers se sont ainsi progressivement développés dans la ville. Ils permettent de faire face aux défis démographiques tout en mettant l’accent sur la protection de l’environnement.  « Il faut densifier tout en offrant une qualité de vie aux populations », souligne Céline Vara.

Quartiers durables

Installé sur l’espace de l’Europe et la rue du Crêt-Taconnet, Ecoparc est un exemple de ces nouveaux éco-quartiers. Il s’étend sur près de 5 hectares et abrite le bâtiment de l’Office fédéral de la statistique de Neuchâtel, des logements, des lieux de commerce, de culture et plusieurs écoles. Il existe d’autres éco-quartiers dans la ville. Des initiatives portées pour la plupart par les  habitants. C’est le cas de La Coopérative d’En Face. Cette zone d’habitation sans voiture a été ouverte en 2019 sous l’impulsion de 12 Neuchâtelois. « Ce ne sont pas des gens fortunés mais des personnes engagées contre la spéculation immobilière », expliquent Julien  Moeschler, 48 ans, et Isabelle Girod, 66 ans, membres fondateurs de la  Coopérative d’En Face qui promeut le mode de vie en communauté. Tous les habitants sont propriétaires de l’immeuble. Car d’une part : « la terre coûte très chère ici », dit Isabelle Girod. D’autre part, aujourd’hui, trois personnes sur quatre habitent dans une zone urbaine où les  loyers mensuels peuvent atteindre des sommes très élevées comme à Zurich, le canton le plus peuplé du pays avec 1 539 275 habitants en 2019 d’après les chiffres de l’OFS. C’est d’ailleurs à Zurich que les premières coopératives d’habitation ont vu le jour. « A Neuchâtel, nous sommes un projet pionnier reconnu d’utilité publique pour son impact écologique, social et solidaire », explique Julien Moeschler qui vit là avec femme et enfants.

Isabelle Girod, Nathalie Francon et Julien Moeschler, de la Coopérative d’En Face. Photo Elsa Kane

Présidé par un conseil d’administration, régi par une charte, ce projet militant écologique et politique est constitué d’un immeuble minergie à faible consommation de CO2,  d’un jardin public, d’un toit végétalisé avec panneaux solaires. « Nous produisons 80% de l’énergie que nous consommons », fait savoir Nathalie Francon, 63 ans. Une trentaine d’adultes et une quinzaine d’enfants vivent dans cet immeuble de 21 appartements et studios où le mot d’ordre est entraide, mutualisation des espaces et matériels partagés.  Ce projet qui favorise la mixité sociale et permet aux personnes seules ou âgées de rompre avec l’isolement est un autre exemple de densification réussie à Neuchâtel.

Alors que la moyenne suisse est de 50 m² par habitant, à la Coopérative d’En Face on se contente de 35 m² par locataire.  « Il faut aussi souligner que la moitié  du terrain est un jardin public. On a densifié l’espace. Or si ça avait été un propriétaire lambda, il aurait construit 8 à 12 appartements alors que là, nous en  avons 21 », dit avec fierté Nathalie Franco en soulignant que La Coopérative d’En Face loue ce terrain pour 99 ans à la ville de Neuchâtel. Celle-ci a joué un rôle important dans la mobilisation des 8,9 millions de francs CH qui ont été nécessaires pour la mise sur pied  du projet.  Lancée en 2011, la réalisation complète de La Coopérative d’En Face a pris 10 ans à aboutir. « La commune et la  ville de Neuchâtel ont soutenu l’initiative en mettant à disposition ce terrain et en achetant des parts sociales », explique Julien Moeschler qui reconnaît avec regret que leurs loyers restent les mêmes que sur le marché  malgré leur volonté de les avoir plus bas. Ils coûtent 1732 Francs CH (environ 1183385 francs CFA) pour un appartement et 945 francs CH soit 645796  Franc CFA pour un studio. Des prix encore élevés notamment pour ceux qui n’ont pas de capital en banque. «L’éco-quartier, c’est pour les bobos», pense pour sa part Nicolas Babey, professeur spécialiste du développement territorial.

Le jardin de la Coopérative d’En Face. Photo Elsa Kane

Doyen à l’Institut de management des villes et du territoire, l’enseignant relève que si la densité offre plusieurs avantages, elle possède également des inconvénients. « Plus vous construisez en hauteur, plus il faut de l’espace à l’intérieur pour gérer les différents flux des ascenseurs. Il faut alors une série de matériels pour maintenir l’eau sous pression et la distribuer au dernier étage. Sans oublier la problématique sur l’isolement. Tout l’enjeu de la densité d’habitants à l’hectare se pose », analyse Nicolas Babey. « La densification, c’est à double tranchant. Ici à La Brévine, les terres agricoles sont assez bien protégées. Mais impossible  pour les propriétaires d’en disposer comme ils le veulent. Certains aimeraient bien construire une petite maison à gauche, à droite, mais impossible. On ne peut pas le faire », regrette Stéphane Rousselet, agriculteur à La Brévine, petite commune à 40 minutes de Neuchâtel dans la région des montagnes. Pendant la Covid-19,  Neuchâtel a fait face aux revendications des populations qui réclamaient plus d’espaces. « Elles réclamaient plus d’espace pour les manifestations publiques, certains voulaient plus de terrasses, plus d’espaces verts. Mais le territoire n’est pas extensible », fait savoir Mauro Moruzzi.

Le conseiller communal explique que certaines revendications pourront être analysées dans le cadre  de la révision des plans d’aménagement locaux. Cette révision permettra aux cantons de « dessiner » leurs futurs visages. Pour ce qui est de Neuchâtel, le nouveau plan d’aménagement local devra être présenté en février 2024 au conseil général de la ville.  « Chaque ville doit faire son analyse en fonction de sa réalité géographique, démographique et historique», dit Mauro Moruzzi le regard tourné vers l’avenir.

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Elsa Njiale Kane

Elsa Kane Njiale travaille comme journaliste depuis 2011. C’est une passionnée des faits de culture et de société. Elle est actuellement reporter et responsable de l’information culturelle au quotidien Le Jour à Yaoundé. A la faveur en 2021 d’une bourse de 3 mois sur la vérification des faits, elle s’intéresse à l’impact de la désinformation et des discours haineux en ligne. Lauréate du Prix d’excellence en production médiatique sur le patrimoine culturel du Cameroun en 2022, elle est aussi blogueuse sur elsakane.blogspot.com, Mondoblog.rfi et membre fondateur de l’Association camerounaise des blogueurs.

Vicky Huguelet

La curiosité n’est pas un vilain défaut mais la plus belle des qualités. Grâce à elle, j’exerce le plus beau métier du monde depuis maintenant plus de dix ans. Après des études universitaires, j’ai travaillé dans plusieurs médias de presse écrite en Suisse romande. J’ai été engagée par le quotidien ArcInfo il y a près de six ans. Amoureuse de la vie locale et du journalisme qui va avec, j’adore aller à la rencontre des gens. Plus je suis sur le terrain, plus je suis heureuse. Et quel privilège de pouvoir entrer dans (presque) tous les milieux juste en effectuant son travail… L’aventure EQDA en est une preuve supplémentaire. Je me réjouis!

Elsa Kane

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