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Erythréens enlevés dans le Sinaï – Un odieux trafic d’êtres humains, qui rapporte des millions

Erythréens enlevés dans le Sinaï – Un odieux trafic d’êtres humains, qui rapporte des millions

UN REPORTAGE DE STEFANIA SUMMERMATTER {SWISSINFO) EN ETHIOPIE

Des dizaines de milliers d’Erythréens ont déjà été enlevés et torturés dans le Sinaï. Les ravisseurs exigent des rançons jusqu’à 40’000 dollars. Ces groupes criminels ont des ramifications en Europe, y compris en Suisse, où les autorités semblent peu conscientes du problème. Témoignages.

«J’entendais les hurlements de l’autre côté du mur, mais je ne savais pas combien de prisonniers s’y trouvaient. Je savais juste que dans notre cellule, nous étions dix. Nous avions les pieds attachés au mur avec une chaîne. Il y avait aussi un petit enfant, qui pleurait sans arrêt».

Un refuge temporaire pour les victimes du Sinaï. (Photo Stefiania Summermatter, swissinfo)

Rahwa* a 21 ans. Fragile et menue comme une adolescente, elle a les yeux cernés de ceux qui depuis longtemps ne dorment plus paisiblement. Elle a fui l’Erythrée en août 2012 pour le Soudan, vers le camp de réfugiés de Shagarab, à quelques kilomètres de la frontière. Mais elle a été capturée, avec un groupe d’autres migrants, et transportée dans le Sinaï égyptien, où s’est développé depuis 2009 un vaste réseau de trafic d’armes, de drogue et d’êtres humains.

Les raisons de l’exil
Depuis son indépendance en 1993, l’Erythrée est dirigée d’une main de fer par l’ancien leader révolutionnaire Isaias Afewerki, 59 ans, formé dans la Chine maoïste. Son régime est considéré comme l’un des plus répressifs et paranoïaques du monde; le pays est un des dix plus pauvres du globe. En juin 2014, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies a décidé d’ouvrir une enquête sur la situation en Erythrée, ce qu’il n’avait fait jusqu’ici que pour la Syrie et la Corée du Nord.

Accroupie dans un coin, la tête recouverte d’un voile blanc, immobile, Rahwa fixe la carafe de café. Puis elle remplit les tasses. Cinq: autant qu’il y a de victimes du Sinaï recluses dans cette baraque de ciment brut de la banlieue d’Addis Abeba. Ses amis l’encouragent à poursuivre. «C’est difficile de raconter ce que j’ai vécu… Ils m’ont battue et violée. Torturée à coups de chocs électriques et de plastique brûlant qu’ils collaient sur ma peau. Vous voyez les cicatrices?». Pendant qu’elle hurlait, les ravisseurs ont appelé sa famille en Erythrée et en Europe pour demander la rançon: 25’000 dollars en cash.

Rahwa est restée six mois dans le désert du Sinaï. Son ami Gebre* une année et demi. Sa famille n’a pas réussi à réunir les 40’000 dollars demandés. «Ils ont pensé que j’étais mort, et donc inutilisable. C’est ainsi qu’ils m’ont jeté sur la route, comme un déchet, par-dessus les cadavres d’autres migrants».

Un business qui rapporte des millions

Le phénomène de la traite des êtres humains dans la péninsule du Sinaï a déjà été dénoncé à plusieurs reprises: d’abord par les Organisations non gouvernementales, puis par les Nations unies et récemment encore par le Parlement européen, dans une résolution adoptée en mars 2014. Mais jusqu’ici, rien ou presque n’a été entrepris pour combattre ce trafic à la racine, affirme Méron Estefanos, co-auteure de deux importantes études sur le sujet.

Les Erythréens, premières cibles dans le Sinaï
Au début, les ravisseurs visaient tous les migrants de la Corne de l’Afrique, mais avec le temps, ils se sont concentrés uniquement sur les Erythréens. Ce choix s’explique par la présence d’une forte diaspora érythréenne en Europe et en Israël, particulièrement unie et susceptible de pouvoir payer la rançon. Mais ce choix est aussi lié au désespoir de ces jeunes réfugiés, qui prennent parfois des risques inimaginables, et au manque d’attention médiatique et politique que le monde leur porte.

En quelques années, cette journaliste et activiste érythréenne naturalisée suédoise a récolté des milliers de témoignages et les a portés devant les autorités européennes. Elle est ainsi devenue une référence pour les migrants, qui se passent son numéro de téléphone de main à main.

Selon les estimations de Meron Estefanos, entre 2009 et 2013, au moins 30’000 personnes ont été enlevées dans le Sinaï, pour un butin de 622 millions de dollars. Les groupes criminels impliqués seraient au nombre d’une quarantaine. Les ramifications de ce trafic s’étendent également en Europe, où les familles érythréennes sont sommées de payer les rançons et où les réseaux d’intermédiaires s’occupent de transférer l’argent, dans l’indifférence quasi générale.

En Erythrée en effet, aucune famille n’a les moyens de payer des sommes pareilles, et même à l’étranger, les réfugiés se battent pour nouer les deux bouts. Des collectes sont organisées, en s’adressant aux associations, aux églises, aux voisins et aux parents éloignés. Les gens s’endettent pour sauver leurs proches. Mais impossible de savoir si en parallèles s’est développé un autre trafic, celui des usuriers. «Ma mère a récolté 35’000 dollars pour ma libération, raconte Asmaron*, 21 ans. Maintenant, il ne lui reste plus rien, à part l’obligation de rembourser ceux qui l’ont aidée. Mais comment, je ne sais pas…»

Vendus comme du bétail

Les premières années, les migrants érythréens étaient capturés directement dans la péninsule du Sinaï, en tentant de traverser la frontière israélienne. L’accord anti-immigration passé entre l’Italie et la Libye avait en effet rendu impraticable la voie de la Méditerranée. Mais depuis la chute du régime de Kadhafi (2011) et la décision du gouvernement Netanyahu de construire un mur de 230 km pour fermer sa frontière (2012), la route des migrations passe à nouveau par la Libye et par la mer. Les réfugiés sont donc enlevés au Soudan, par la tribu Rashaida, voire directement en Erythrée, puis revendus aux bédouins du Sinaï. Le tout avec la bénédiction des forces de sécurité soudanaises et égyptiennes, comme l’a dénoncé le même Parlement européen.

«Le voyage par le Sinaï a duré une vingtaine de jours. Il n’y avait pas assez d’eau pour tout le monde. Rien à manger. Nous sommes passés par plusieurs postes de contrôle. Les soldats parlaient arabe, je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Mais personne ne nous a arrêtés», raconte Rahwa.

Ces derniers mois, le trafic des migrants s’est à nouveau déplacé. Les enlèvements dans le Sinaï se sont «temporairement interrompus» à la suite de l’opération militaire égyptienne contre les djihadistes actifs dans la région, note Meron Estefanos. Aujourd’hui, les Erythréens sont détenus dans le désert soudanais ou utilisés comme esclaves en Libye, pour transporter des armes ou travailler dans les mines.

Libération ne veut pas dire liberté

La nuit est tombée sur Addis Abeba. La pluie frappe sans répit sur le toit de tôle. Il fait froid. Rahwa et ses amis ont passé tous les pauvres vêtements qui leur restent. Dans quelques jours, ils rejoindront la cohorte des sans-abri de la capitale éthiopienne. Leur loyer a été payé par un autre réfugié, mais il est parti pour le Soudan.

Ce n’est pas par hasard si nous les avons rencontrés ici. Une fois la rançon payée et les migrants libérés du Sinaï, ils se heurtent souvent à l’intransigeance des autorités égyptiennes. Considérés comme étrangers en situation illégale, ils sont arrêtés et emprisonnés. «Nous sommes restés quatre mois dans une cellule en Egypte, personne ne m’a demandé quoi que ce soit, personne ne m’a expliqué pourquoi, raconte Asmaron. Puis un jour, les autorités égyptiennes m’ont dit: tu peux choisir d’être expulsé vers l’Erythrée ou vers l’Ethiopie. Et c’est comme ça que je suis ici».

Visas humanitaires au compte-gouttes
Depuis que la possibilité de déposer une demande dans les ambassades a été supprimée en septembre 2012, la seule voie pour demander l’asile depuis l’étranger est celle du visa humanitaire. Mais les conditions sont extrêmement restrictives. Entre le 29 septembre 2012 et le 4 juillet 2014, l’ODM annonce le chiffre de 58 demandes acceptées.

D’Egypte et du Soudan, plusieurs victimes du Sinaï ont tenté d’obtenir l’aide de la Suisse, mais sans succès. «L’obtention de l’asile ou d’un visa d’entrée en Suisse [pour un examen de la demande, ndr] n’est pas une compensation pour un tort subi, mais une protection contre une menace actuelle ou future», précise l’Office fédéral des migrations (ODM). En d’autres termes, avoir été enlevé et torturé n’est pas suffisant pour demander protection, comme l’a confirmé un jugement du Tribunal administratif fédéral.

Un trafic qui se noue aussi en Suisse

Retour en Suisse. Nous rencontrons Habtom*, qui nous raconte le drame vu de l’autre côté, celui des familles contactées par les ravisseurs. «Mon frère hurlait, pleurait, me suppliait de l’aider». C’était en 2009, et à l’époque, les rançons se limitaient à quelques milliers de dollars. «J’ai remis 2800 dollars à une personne à Zurich, qui devait les envoyer en Egypte par la Western Union. Je ne sais pas si cet argent est jamais arrivé».

Pendant plusieurs mois, Habtom n’a plus de nouvelles de son frère. Puis un jour, il reçoit une photo par mail: «c’étaient les cadavres de mon cousin et… de mon frère». L’histoire se répète trois ans plus tard. Le petit frère de 15 ans est enlevé au Soudan. «Si tu ne payes pas, on l’emmène au Sinaï», menacent les ravisseurs. Comment a-t-il trouvé l’argent, lui qui n’a même pas encore un travail? «Tout le monde m’a donné ce qu’il pouvait, parfois juste dix francs. J’ai fait la même chose pour d’autres. Et ainsi mon frère a pu partir et rejoindre la Suisse par la mer».

L’histoire d’Habtom n’est pas un cas isolé en Suisse. Depuis 2010, le service de recherche de la Croix-Rouge a reçu au moins 40 demandes d’aide d’Erythréens victimes du Sinaï, a montré en mars 2014 une enquête du quotidien romand Le Temps. Responsable du service, Jeanne Rüsch explique: «C’est aux personnes de déposer plainte, nous ne pouvons rien faire d’autre que les soutenir. Mais la procédure à suivre est complexe: la plainte doit être déposée auprès de la police cantonale, qui souvent n’a aucune idée du phénomène. Puis elle est transmise à la police cantonale, puis fédérale, et finalement à Interpol, vu que l’enlèvement a eu lieu à l’étranger».

Les plaintes sont rares

Préoccupée par la multiplication des demandes de rançon à l’intérieur des frontières européennes, Europol a invité les pays membres à unir leurs forces pour combattre ce trafic et le porter à la connaissance du public. La Suisse figure depuis des années parmi les destinations principales des Erythréens sur le Vieux Continent, avec la Suède, la Norvège, l’Allemagne et les Pays Bas. Elle est donc certainement une cible privilégiée pour ce type de commerce, qui pèse des millions.

Mais les victimes portent rarement plainte. «Les Erythréens vivent dans la peur et ont du mal à faire confiance aux gens. Ce n’est pas difficile à comprendre, sachant qu’ils ont grandi dans une dictature paranoïaque», explique Meron Estefanos. Ainsi, Habtom ne s’est pas adressé aux autorités suisses. «Pourquoi aurais-je dû le faire? Ce n’était pas le moment. Mes deux frères seraient morts».

Pour tenter de faire bouger les choses, quelques ONG ont signalé des cas d’extorsion à la Police fédérale (FedPol). Laquelle nous a affirmé n’avoir «aucune connaissance de cas d’extorsion comme ceux décrits par Europol» et nous a invité à nous adresser aux polices cantonales. Ce que nous avons fait, pour les plus grands cantons tout au moins. Seul celui de Berne a confirmé avoir reçu une plainte pour extorsion liée à la traite des migrants du Sinaï.

Dans l’Union européenne aussi, ces chantages sur les migrants restent pratiquement impunis. Après de nombreuses tentatives avortées, Meron Estefanos a finalement réussi à attirer l’attention de la police suédoise, grâce également à l’intervention d’un journaliste. Sa dénonciation a conduit à l’arrestation de deux intermédiaires. Une goutte dans la mer, mais qui pourrait ouvrir une brèche dans cet obscur trafic d’êtres humains.

On aide sur place, mais pas en Suisse
L’Organisation internationale pour les migrations et le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés ont lancé au Soudan un projet de soutien aux victimes de la traite d’êtres humains. La Confédération y participe. Par contre, aucune aide spécifique n’est prévue en Suisse pour les migrants qui ont subi des épreuves similaires. Il n’y a pas non plus eu d’activité de sensibilisation auprès de la communauté érythréenne, susceptible d’être soumise au chantage des trafiquants du Sinaï, précise l’ODM.

* prénoms fictifs

Stefania Summermatter

Née en 1981, Stefania Summermatter a grandi à Chiasso, une ville de frontière entre l’Italie et la Suisse, où l’on ne fait que passer. Après des études en travail social et politiques sociales à l’Université de Fribourg, elle a commencé son parcours de journaliste au Teletext, avant de rejoindre la rédaction italophone de swissinfo.ch en 2008. Voyageuse passionnée, elle s’intéresse aux questions sociopolitiques et en particulier aux thèmes liés à la migration et au déracinement. Avec de petits détours derrière la caméra, dans les coulisses du cinéma..

Mihret Aschalew

Mihret Aschalew Teshome is a young journalism practitioner, born and raised in Addis Ababa, the capital of Ethiopia. She has been practicing journalism for the past seven years and presently works as an assistant editor to The Reporter newspaper. She studied political science and international relations at the Addis Ababa University (AAU). She also has taken project planning and management courses at the Ugandan Makerere University. And currently she is doing her MA degree at Addis Ababa University. She took various skills trainings on reporting and radio presentation. Mihret has been working for radio program about ten months as an exchange participant in Uganda in 2010. Her journalistic area of interest is mostly concentrated into looking at the impacts of social, political and economic issues on everyday lives. She wrote so many articles ranging from women empowerment, youth leader ship, migration and trafficking and societal change and transition. She is of person who dares to do things in a different way and she desires and enjoys changes. She is currently an active member of Ethiopian Environmental Journalist Association (EEJA) and Ethiopian women journalists associations (EMWA). Mihret was second runner up of the foreign correspondents association competition held in Ethiopia in 2012, under the title journalism excellence in print category.

Stefania Summatter

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