Article

La pauvreté, cette grande invisible

La pauvreté, cette grande invisible

UN REPORTAGE DE NATHAN JACCARD EN SUISSE – MEDIA DE REFERENCE : LA SEMANA

Enquête – En Suisse, près d’un million de personnes sont touchées par le paupérisme. Entre invisibilité, tabou et gêne, rencontre avec la précarité au pays des banques.

Manger mal, n’importe quoi. Ne jamais tomber malade. Dormir dans quelques mètres carrés. Pas de cinéma, pas de restaurant et on oublie les vacances. Vivoter avec quelques sous dans la poche. Marie est toujours à la limite. «On se contente de peu, avec ce qu’on a, on paye l’essentiel, pas de luxe, rien.» Marie ne vit pas dans un bidonville à Dakar, dans une favela brésilienne ou dans un immeuble décrépit de Bucarest. Marie vit en Suisse, un pays que beaucoup imaginent pavé d’or, couvert de banques et de coffre-forts, rempli de Heidis millionnaires qui dévalent des montagnes au volant d’une décapotable. Des clichés bien vivants, même en Suisse, où quand on parle de pauvreté les gens réagissent, petit sourire aux lèvres, en disant «Tu m’appelles si tu en trouves!», «Ici ça n’existe pas», «C’est une blague.» D’après Caritas, en Suisse, entre 700’000 et 900’000 personnes vivent comme Marie. Et elles n’ont pas trop envie d’en rire.

Se débrouiller
Petite, fière et énergique, Marie s’insurge. Derrière la carte postale, «il y a beaucoup de pauvres, des vrais pauvres.» Des milliers de familles monoparentales, de retraités, de chômeurs en fin de droit, d’étrangers et même de salariés qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts et qui vivent avec moins de 2’350 francs par mois, le seuil de pauvreté. Soit 33 francs en poche par jour pour s’en sortir dans un des pays les plus chers au monde. Pour la plupart, la seule solution est d’apprendre à conjuguer le verbe «se débrouiller».

A l’Espace des solidarités de Neuchâtel, Louis Favre, un grand chauve avec une barbichette tressée, raconte que «beaucoup de gens font les marchés, ils récupèrent les fruits, les légumes gâtés ou les achètent à prix cassé». Corinne Saurant va encore plus loin. «Être pauvre, c’est presque un boulot. Le soir les gens passent des heures à éplucher les coupons, ils cherchent les promotions de dernière minute au supermarché. Ils doivent être toujours à l’affût des bonnes affaires.» Des gens qui vivent avec quelques dizaines de francs, elle en voit tous les jours en tant que responsable de l’épicerie Caritas de Neuchâtel. Grâce aux accords que l’association a passés avec producteurs, supermarchés et distributeurs, Caritas arrive à vendre un caddie moyen à 49 francs, au lieu de 110 francs. Un miracle dans un pays où les prix des produits alimentaires et des boissons non alcoolisées sont 32% plus chers que dans l’Union européenne. A part ses prix, l’espace ressemble à n’importe quel commerce de proximité: illuminé, bien achalandé et même la musique de supermarché. «Tout est fait pour que les gens puissent vaincre cette gêne de venir. On fait très attention à l’endroit où on place le magasin, accessible, mais pas en plein centre-ville ou en face de la gare, pour protéger du regard des autres. Mais attention, on ne donne pas, on vend à bas prix. Les gens payent, c’est des clients, ce n’est pas la même relation», explique Corinne Saurant. Une centaine de personnes viennent tous les jours à cette épicerie Caritas, qui connaît une augmentation annuelle de 10 à 15% de son chiffre d’affaires. Une preuve irréfutable de cette réalité que «beaucoup préféreraient ignorer.» Patrick Bersot est aussi confronté tous les jours cette détresse. Celui qui a fondé l’Espace des solidarités en 2000 se souvient: «quand j’ai commencé, on m’a demandé ce que souhaitais. J’ai répondu que j’espérais que l’espace ferme bientôt. Un lieu comme celui-là ne devrait pas exister.» Son vœu n’a pas été exaucé. Au contraire, en 2008, l’espace s’est installé dans une grande maison à Neuchâtel, où une cinquantaine de personnes viennent, tous les jours, manger un repas chaud et équilibré pour seulement cinq francs.

Chères assurances
L’espace joue sur deux tableaux: la réinsertion sociale par le travail dans les cuisines et créer dans la salle à manger un lieu convivial, de rencontres pour cette pauvreté qui, pour Patrick, est aussi «psychique, dépressive, solitaire». Après 13 ans sur le front de la bataille contre la précarité, il reste encore surpris de trouver autant de personnes en «détresse, cabossées par la vie», et de savoir qu’en Suisse il est aussi facile et rapide de tomber, parfois pour une simple facture de dentiste. La Suisse est en effet, avec 680 francs par mois par personne, le troisième pays où les frais de santé sont les plus élevés de l’Ocde. Une somme énorme quand un ménage est à la limite. D’après un rapport de Médecins du monde Suisse, «l’obstacle le plus important à l’accès aux soins pour les groupes vulnérables est le coût élevé de cette assurance», avec des primes moyennes pour les adultes de 396 francs et le remboursement de 10% des frais médicaux. Angela Oriti, responsable des programmes nationaux auprès de Médecins du monde, relève que le problème touche surtout les sans-papiers, qui ont peur d’être dénoncés. Mais que la barrière des prix touche aussi des Suisses et de plus en plus d’Espagnols ou Portugais qui fuient la crise. Et c’est justement une des plus grosses difficultés. Les gens pensent que tout va bien au pays de la croix blanche. Angela Oriti va même plus loin: «Il n’y a pas de conscience, ni de réactions. Il y a un problème de visibilité, c’est plus facile de nier et dire que ça n’existe pas.» Au point où son organisation trouve plus facilement des dons pour ses projets en Haïti que pour combattre la précarité en Suisse. Un tabou que la Confédération a finalement décidé d’affronter en lançant, fin mai, le Programme national de prévention et de lutte contre la pauvreté. Il est doté d’un budget de neuf millions de francs pour les cinq ans à venir. Pour Caritas, «le cadre financier est bien modeste au vu de l’ampleur de la pauvreté».

Peut-être faudrait-il que le pays fasse comme Marie, qui note: «J’ai eu beaucoup de peine à accepter d’être devenue pauvre. Mais on ne doit pas avoir honte. Honte c’est voler, c’est faire du mal. Si on ne dit rien, si on dit amen a tout, on n’aura rien.»

Lire l’article original sur le site de Semana

Nathan Jaccard

Né en 1983 de parents suisses en Colombie, il a une formation d’historien (à la Sorbonne) et de journaliste (Université de Los Andes à Bogotá). Il a travaillé deux ans pour VerdadAbierta.com, un site qui enquête sur le conflit armé et les paramilitaires en Colombie. En 2011 il est passé à la rubrique internationale de Semana, le principal magazine de Colombie avec 200 000 lecteurs et trois millions de visiteurs sur Internet. Nathan Jaccard a gagné plusieurs prix en Colombie et a été nominé pour le prix Lorenzo Natali de la Commission Européenne.

Philippe Villard

Après un passage de neuf ans à La Côte (bureaux de Morges et Nyon) il a rejoint l’Agence romande presse à Neuchâtel en 2011. Cette petite structure interne et transversale apporte sa valeur ajoutée au Nouvelliste, à l’Express, l’Impartial, La Côte et au Journal du Jura. Sinon, outre le plaisir de compter aussi parmi les formateurs du CRFJ, il reste un passionné de littérature.

Nathan Jaccard

Autres articles

La terre des mères déplacées

Déclassées, démunies, débrouilles

Le retour à la terre reste difficile