Un reportage EQDA
Ramanagara/Mysore (ats) – Des dizaines de milliers de vers à soie dévorent des feuilles de mûrier. Cette scène chez un petit paysan du Karnataka illustre la courbe des revenus des sériciculteurs indiens, grignotés au fil des mois. Ils dénoncent l’ouverture croissante du marché à la Chine, tandis que le gouvernement met en cause la météo et la faiblesse des agriculteurs, nombreux à se suicider.
A Ramanagara, Mahadevaiah est inquiet. Edenté, les vêtements usés, il s’occupe des arbres et des légumes alors que son épouse Cheluvamma est la cheffe des dizaines de milliers d’immenses vers à soie qu’elle doit retourner deux à trois fois par jour.
Comme les 25’000 sériciculteurs de cette « ville de la soie », le fermier s’appuie sur ce complément de revenu, plus sûr que les cultures maraîchères. Mais le prix qu’il reçoit a chuté jusqu’à 160 roupies (environ 2 francs 30) le kilo de cocons, contre 400 roupies à la meilleure époque.
Un bien précieux
Des moustiquaires protègent scrupuleusement son périmètre. Les vers sont trop précieux pour être contaminés par une maladie. « A moins d’obtenir 300 roupies par kilo, je ne peux pas rembourser mon emprunt », qui s’établit à 400’000 roupies (près de 6000 francs). « Je devrais avoir à vendre mon terrain ou ma propriété ». « Je suis âgé, je n’ai pas d’autre option » que le ver à soie.
Même constat chez une voisine, une paysanne sans terre comme de nombreux Indiens. Avec la chute des prix, elle n’a pu écouler sa marchandise qu’à 150 roupies par kilo. Elle a dû payer de sa poche 4000 roupies (près de 600 francs).
Elle demande 350-400 roupies, pour couvrir les 362 roupies des coûts de production. A l’écart, son mari regarde la scène avec dépit. Les coupables, « ce sont les importations de la soie chinoise », assène-t-il.
Baisse des taxes
En mai, le gouvernement a décidé d’abaisser de 15 à 10% les taxes d’importation de la soie chinoise. Une mesure qui a poussé les sériciculteurs à déverser des tonnes de cocons de ver à soie sur l’autoroute entre Bangalore et Mysore, dans cet Etat qui est le premier producteur de soie du pays depuis plusieurs années.
En 2011 déjà, ces taxes étaient passées de 30 à 5%. Le gouvernement avait ensuite été contraint de les remonter à 15%, face à la grogne liée à la chute des prix. Confrontés à ces fluctuations récurrentes, certains sériciculteurs, criblés de dettes, recourent au suicide.
Un désespoir qui gagne tous les paysans, puisque des centaines de milliers d’entre eux ont choisi ce moyen ultime en Inde depuis plus d’une quinzaine d’années. Et leur nombre a largement augmenté ces derniers mois au Karnataka.
Météo ou pesticides
L’argument de la soie chinoise est toutefois contesté par les institutions. « La situation n’est pas si alarmante », estime V. Sivaprasad, le directeur de l’Institut central de formation et de recherche sur la sériciculture (CSRTI), qui dépend du ministère des textiles.
Il invoque une situation conjoncturelle liée à la saison des pluies qui se répète chaque année et qui altère la qualité des cocons. Cette année, la météo a même été inhabituellement défavorable avec des précipitations trop abondantes pendant plusieurs mois, puis une sécheresse dans certaines régions. M. Sivaprasad attribue aussi la chute de sprix à la production intérieure de soie croissante depuis deux ans.
Il admet que la soie chinoise joue un rôle mais son directeur scientifique est plus catégorique et estime « l’impact de la globalisation » réel. Le recul est généralisé sur le marché international de la soie, nuance le directeur Sivaprasad.
Division sur un prix « scientifique »
Face à la cherté des terrains agricoles, les agriculteurs préfèrent s’exiler en ville et n’ont plus la patience de s’occuper pendant 15 jours des vers à soie, dit-il. Au marché de la soie de Ramanagara, la péjoration à long terme des sols sur lesquels sont plantés les mûriers en raison des pesticides fait aussi figure de coupable.
A l’Université des sciences agricoles (UAS) de Bangalore aussi, la météo est évoquée. « Les paysans sont très affectés par la libéralisation. Personne ne peut dire le contraire », ajoute toutefois le directeur des relations avec les paysans, K. Jagadeeshwara.
Mais l’ouverture des marchés permet aussi à l’Inde d’importer certains légumes ou des huiles. Et d’exporter d’autres biens, notamment vers la Chine.
Hausse de 6 à 7% pour la soie chinoise
Selon un membre du syndicat agricole du Karnataka (KRRS), la décision du gouvernement d’ouvrir davantage le marché est due à la pression des commerçants du secteur. Ils peuvent agir sur les prix des fileurs qui eux-mêmes répercutent le manque à gagner sur les agriculteurs.
La soie chinoise, saisonnière contrairement à l’Inde et fabriquée par une énorme main-d’oeuvre, est plus onéreuse mais malgré tout prisée. La production est trois fois supérieure à celle de l’Inde. Et elle est considérée comme de meilleure qualité que son homologue indienne.
Les chiffres confirment la tendance. Les importations de soie, dont la quasi totalité vient de Chine, ont progressé de plus de 6% sur la période avril 2014-février 2015 et de 7% depuis une quinzaine d’années. Un contraste avec la volonté affichée par le CSRTI de Mysore qui affirme que le gouvernement veut stopper les importations d’ici cinq ans.
Pour l’agriculteur engagé Syed Ghani Khan, la globalisation constitue au contraire « un facteur majeur » dans l’explication des suicides, quelles que soient les cultures. La solution passe par un prix garanti, appel relayé par les sériciculteurs.
Selon le CSRTI, un prix équitable atteindrait 200 roupies (moins de 3 francs le kilo). A quelques encablures du site, Shiva Nagappa avoue que ce montant couvrirait seulement ses coûts de production. Il souhaite 300 roupies (environ 4 francs 30 le kilo). « Mais aucun gouvernement ne pourrait survivre » à un prix garanti élevé et les paysans « ne sont jamais contents », selon M. Sivaprasad.
Innover pour affronter les difficultés
Dans son champ, où il est actif depuis quatre ans, Shiva Nagappa a adopté une technique promue par un scientifique. Sur ses deux hectares, ce paysan de 35 ans a mis 2m50 entre chacun des quelque 1300 mûriers et utilise les intervalles pour la culture de lac, une résine spécifique d’Asie du Sud, le tout de manière bio.
Un principe qui lui a permis de quadrupler ses revenus de ver à soie, à environ 1500 francs par an. Il permet d’économiser de l’eau, mais aussi de l’énergie et des forces de travail.
« La qualité est meilleure », se félicite-t-il. Il réinvestit une partie de ses nouvelles rentrées dans ses infrastructures. Et se dit optimiste sur une remontée des prix prochainement. Pas question pour lui de se laisser basculer vers la dépression de certains de ses collègues. « Il faut faire face », dit-il avant de reprendre comme si de rien n’était ses activités en musique.