Depuis vingt ans, les réglementations et les «tests de genre» se multiplient dans l’athlétisme, excluant des dizaines de femmes des compétitions. Au Kenya, «Le Temps» est allé à la rencontre de sportives qui n’ont plus le droit de rêver de Jeux olympiques, au nom de l’équité.
Reportage (texte et photos) Camille Pagella / Le Temps
Lydia*, une athlète hyperandrogène, à Ngong, près de Nairobi, le 14 août 2024.
Dans la vallée du Grand Rift kényan, elles arrivent au pas de course. A Chepkorio, petit village perché à 2500 mètres d’altitude et embrassant un ciel menaçant, elles rejoignent un petit attroupement. Leur entraîneuse, Ruth Bundotich, rassemble ses troupes. Elles ont entre 13 et 23 ans et ce vendredi 16 août, elles sont venues s’enregistrer. Depuis deux semaines, Athletics Kenya, organisme directeur de l’athlétisme kényan et membre de la fédération internationale World Athletics, fait le tour du pays pour y décompter tous ses athlètes. Les officiels présents sont tout sourire: Paris, c’était mieux que Tokyo et presque aussi bien que Rio. Le Kenya, porté par ses athlètes femmes, est arrivé en tête du classement des médailles africaines. Les coureuses de Ruth Bundotich, des étoiles dans les yeux, entrent chacune leur tour dans une pièce sombre et se présentent devant un examinateur à la veste rouge floquée «AK». Nom, prénom, âge, adresse, photo, sexe. L’éclair blanc d’un flash aveugle la pièce. Dehors tombent désormais des trombes d’eau.
Ces dernières années, pas moins de dix Kényanes ont été écartées des compétitions internationales d’athlétisme. Leur tort? Etre hyperandrogènes, soit présenter un taux de testostérone trop élevé – à l’image de la coureuse sud-africaine Caster Semenya dont le cas a largement été médiatisé – ou avoir refusé de se soumettre aux tests modernes dits «de féminité». Le Kenya, mais aussi l’Ouganda, la Namibie, le Burundi, le Nigeria ou l’Afrique du Sud: la grande majorité des athlètes contrôlées sont originaires de pays africains. Elles ne peuvent aujourd’hui que se présenter aux épreuves locales. Les Jeux olympiques, elles n’ont plus le droit d’y rêver, au nom de l’équité. Des règles spécifiques sont en place depuis 2011 afin d’assurer une compétition «équitable», selon World Athletics, qui considère qu’un taux trop élevé de testostérone est la source d’un «avantage injuste».
A Chepkorio, Ruth Bundotich a choisi de n’entraîner que des filles. Au camp, elle est leur «mère adoptive». «Les filles qui choisissent l’athlétisme rencontrent beaucoup de difficultés. Je m’occupe de payer les frais de scolarité de celles qui ne le peuvent pas afin qu’elles puissent recevoir une éducation, pour les protéger de l’extérieur», explique l’ancienne coureuse qui entraîne notamment Agnes Ng’etch, qui a pulvérisé le record du monde des 10 km sur route en janvier dernier. En 2015, Ruth Bundotich s’occupe pour la première fois d’une athlète hyperandrogène, une condition également connue sous le nom DSD pour «Disorders of Sex Development». Traduction? Des situations dans lesquelles les caractéristiques sexuelles d’une personne ne correspondent pas à la norme établie, qu’elle soit chromosomique, hormonale ou anatomique. Certaines préfèrent le terme d’intersexe. «Mais ces athlètes ne devraient pas être complètement bannies, il faut trouver une solution, souffle l’entraîneuse. Car si vous leur retirez l’athlétisme, vous les tuez.»
L’entraîneuse Ruth Bundotich dans le village de Chepkorio près d’Eldoret, le 16 août 2024
La testostérone au centre
Depuis 2019, World Athletics n’a cessé de serrer la vis dans la foulée du cas Caster Semenya. Le nouveau «règlement DSD» a d’abord prévu un seuil d’exclusion des compétitions féminines à 5 nmol/L de testostérone pour les distances entre 400 et 1500 mètres. Avant d’étendre l’interdiction à l’ensemble des distances. En mars 2023, les seuils ont encore été abaissés de moitié: les sportives atteintes de DSD doivent maintenir des taux de testostérone à 2,5 nmol/L pendant six mois.
A Nairobi, au siège d’Athletics Kenya, le sujet est sensible. L’organisation est notamment accusée par les défenseurs des sportives visées d’avoir conduit des tests arbitrairement. «Je préfère ne pas commenter, glisse Barnaba Korir, membre du comité exécutif. Nous suivons les directives de World Athletics. Nous avons un comité qui s’en occupe avec des médecins, car c’est avant tout une question médicale.» Pourtant, au sein de la communauté scientifique, le consensus n’existe pas: la relation entre un taux élevé de testostérone et la performance sportive n’est ni totalement prouvée ni complètement réfutée. Mais en attendant, les coureuses trinquent, soumises à un choix impossible: pour reprendre le chemin des pistes, c’est la chirurgie ou le traitement hormonal. Sinon, c’est l’abandon.
La réglementation de World Athletics se base notamment sur une étude publiée en 2017 dans le British Journal of Sports Medicine. Deux chercheurs, associés à la fédération internationale, affirmaient avoir établi un lien entre les niveaux de testostérone et des performances «augmentées» chez les femmes. Mais, coup de théâtre quelques années plus tard, les auteurs publient un rectificatif, expliquant que l’étude est «exploratoire»… Sans pour autant que World Athletics ne change de politique.
«Il faut différencier la testostérone endogène et la testostérone exogène, et dans ce dernier cas, il est établi qu’elle donne un certain nombre d’avantages, explique la Dre Payoshni Mitra, directrice de l’organisation Humans of Sport, qui travaille depuis quinze ans avec des athlètes exclues de compétitions. Mais selon les recherches en cours, il est toujours difficile de comprendre quel type d’impact la testostérone endogène peut avoir sur les muscles et les tissus, en particulier dans les cas de DSD. Il y a encore trop peu de recherches dans ce cas particulier.»
Dans les bureaux d’Athletics Kenya, à Nairboi, le 13 août 2024
Un traitement ou l’abandon
Pour rejoindre les collines de NGong depuis Nairobi, il faut passer devant Kibera, le plus grand bidonville d’Afrique de l’Est avant la banlieue cossue de Karen, peuplée d’expatriés. Aux pieds de ces fameux monts parsemés d’éoliennes et où s’entraînent les champions des petites distances, Linda Kageha marche doucement sur la piste d’athlétisme en gravier qui entoure un petit terrain de football. Grand espoir kényan du 400 m, elle s’apprêtait à partir pour les Championnats du monde de Doha en 2019, comme membre du relais mixte. Et puis le couperet est tombé: elle a échoué au test de testostérone imposé par Athletics Kenya. Comme d’autres de ses coéquipières avant elle. L’équipe, décimée, ne voyagera pas.
Un rare sourire se dessine sur les lèvres de Linda Kageha lorsqu’elle parle de sa grand-mère qui lançait le disque. Son modèle. Dans le petit village de Gambogi, près du lac Victoria, où elle est née il y a 22 ans, elle avait d’abord choisi le football. «Et puis un de mes coachs m’a encouragée à courir, j’adorais ça, je courais tout le temps, partout.» Elle gagne rapidement des épreuves régionales et représente son pays aux Jeux africains des moins de 18 ans à Abidjan, où elle obtient une médaille d’argent, puis accède à l’équipe kényane de relais avec qui elle échoue au pied du podium des Jeux africains de 2019 au Maroc.
Elle voulait «gagner», «représenter le Kenya». «Mais aujourd’hui, je suis prête à arrêter le sport, je n’ai plus d’espoir, plus d’argent, pas de travail.» Pour une année d’entraînement, comptez environ 800 dollars de budget. «Le loyer, la session de formation, les séances de fitness, énumère Linda Kageha. Je ne peux pas demander l’aide de mes parents, qui doivent aider mes frères et sœurs. Alors, je ne m’entraîne que de temps en temps et je me contente de courir en bord de route et, à la place de la salle de sport, je vais dans la forêt porter des briques.» Impossible aussi de porter son cas devant le Tribunal arbitraire du sport pour y défier World Athletics: il faut payer une taxe de 1000 francs non remboursable rien que pour déposer un dossier.
«Désormais, nous avons le choix entre un contraceptif ou des injections à prendre pendant au moins six mois pour faire baisser notre taux de testostérone», ajoute la sportive. Elle ne l’a pas fait, trop effrayée par les effets secondaires. «Nous avons vu ce qui est arrivé à Christine Mboma», murmure-t-elle. Quatre mois avant les JO de Paris, la coureuse namibienne est autorisée par World Athletics à revenir sur la piste après six mois de traitement pour faire baisser sa testostérone. Un retour au Kip Keino Classic, le grand meeting de Nairobi. Dans le grand stade Kasarani de la capitale kényane, la médaillée d’argent du 200 m des JO de Tokyo terminera dernière de sa course sous les yeux de Maximila Imali, une athlète également suspendue, Linda Kageha et les autres. «Christine m’a dit de ne pas prendre de traitement, cela lui avait causé tellement de problèmes.»
Linda Kageha, une athlète hyperandrogène, à Ngong, près de Nairobi, le 14 août 2024
Affronter le regard des autres
Linda Kageha avait 12 ans lorsqu’elle a remarqué sa différence. Elle passe son adolescence seule, dans son coin. «J’ai beaucoup pleuré car je ne comprenais pas ce qui arrivait à mon corps et pourquoi je ne ressemblais pas aux autres filles avec qui j’ai grandi.» Elle s’ouvre à sa mère qui, au début, ne comprend pas. «Elle était choquée, elle me répétait qu’elle savait très bien qu’elle avait donné naissance à une petite fille, qu’elle m’avait lavée toute mon enfance.» Et puis, en grandissant, il faut affronter le regard des autres. «Des membres de ma communauté et, plus tard, au stade: la foule me criait de laisser ma place aux femmes, que je n’avais rien à faire ici.»
Au sein de la société kényane, le sujet est tabou. Devant sa fenêtre du septième étage d’une petite tour de la banlieue de Nairobi, l’activiste Ryan Muiruri a le regard perdu. «C’est tellement malheureux, ce qui est arrivé à cette boxeuse algérienne à Paris», lance-t-il, interrompant le fil de ses pensées et faisant référence au harcèlement subi par Imane Khelif, nouvelle championne olympique des moins de 66 kg. «Vous savez, au Kenya, la condition DSD est taboue, nous ne parlons pas de choses liées au genre. Ceux qui vivent avec ça n’osent pas le dire publiquement de peur d’être stigmatisés.»
Depuis 2019, le Kenya est pourtant le premier pays africain à reconnaître l’existence d’un troisième genre intersexe et un projet de loi est actuellement devant le parlement pour permettre une meilleure intégration de ces personnes. «Mais vous savez, après l’exclusion de nombreuses athlètes kényanes, il n’y a pas eu un seul mot de notre gouvernement ou d’un ministère alors qu’en Afrique du Sud, Caster Semenya a été soutenue par tout un pays», souffle l’activiste.
Ryan Muiruri, activiste hyperandrogène, à Nairobi, le 13 août 2024
Les femmes des pays du Sud ciblées?
Pour les défenseurs de ces sportives, le règlement de World Athletics n’est pas que misogyne, «il est aussi raciste, glisse Ryan Muiruri. Il a été construit autour d’un seul cas particulier: celui de Caster Semenya, car elle gagnait beaucoup.» Aujourd’hui, il dénonce des mesures qui visent particulièrement les Kényanes «capables de courir sur toutes les distances».
«Si l’on s’en tient au nombre de femmes testées, on constate qu’il est nettement plus élevé dans les pays du Sud, ce qui a été confirmé par d’anciens membres de la commission médicale de World Athletics», dévoile Payoshni Mitra. Les défenseurs de sportives mettent en avant des normes et des représentations de la femme selon des critères occidentaux: «La plupart des données proviennent de recherches effectuées sur une population scandinave, ce qui est réducteur lorsque l’on essaie de réglementer les corps des femmes du monde entier», ajoute l’experte.
Dans le petit bureau de Ryan Muiruri à Nairobi, Grace* passe la porte. Elle ne souhaite pas être reconnue, mais elle non plus n’a plus le droit de représenter le Kenya. «La discrimination, j’ai vraiment commencé à la subir dans le sport, les gens voulaient constamment savoir qui j’étais vraiment», lance-t-elle. Après une petite carrière dans le football, Grace se tourne vers l’athlétisme et le 400 m. Elle sera bannie à son tour. «C’est dur mais je sais au fond de moi que je suis une fille, que personne ne peut dire le contraire. Je viens de l’ouest du pays, où nous sommes doués en sport. En faire ma carrière était mon rêve. Aujourd’hui, j’essaie d’avancer, j’ai envie de commencer des études mais je suis déprimée.»
Le souvenir d’un évènement marquant se rejoue sans cesse dans sa tête. Celui d’un but incroyable d’abord, qu’elle a marqué du milieu de terrain, lorsqu’elle était encore adolescente. Et puis la joie passée, le match est soudainement interrompu. Grace est emmenée dans les toilettes: les organisateurs du tournoi veulent vérifier qu’elle est bien une fille. «Mais j’étais trop jeune pour comprendre et les empêcher. Aujourd’hui, je veux me battre pour mes droits.»
*Prénom d’emprunt