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A Gaza, l’eau se transforme peu à peu en cloaque salé

A Gaza, l’eau se transforme peu à peu en cloaque salé

UN REPORTAGE DE CHRISTOPHE KOESSLER EN PALESTINE – MEDIA DE REFERENCE : LE COURRIER

Huit des treize égouts qui se déversent dans la mer à Gaza ne bénéficient d’aucun traitement des eaux. CKR

Même pour se doucher, l’eau est trop salée. Bienvenue à Gaza, où l’or bleu destiné à la consommation est désormais acheté entre 8 et 10 francs suisses le mètre cube1 à des fournisseurs peu fiables. Bactéries d’origine fécale, sels, nitrates, fluors et chlorures envahissent les robinets. Si aucune mesure d’envergure n’est mise en œuvre d’ici à 2020, les dégâts infligés à la seule nappe phréatique de Gaza, l’aquifère côtier, seront irréversibles, indique l’Office de secours des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). Contaminée à 90% aujourd’hui, cette source le sera dans sa totalité dans trois ans à peine. Une catastrophe humanitaire menace. Actuellement, l’eau souterraine peut encore être prélevée et traitée partiellement à un prix raisonnable. Demain, si les polluants et le sel venu de la mer se concentrent davantage encore dans l’aquifère, le précieux liquide pourrait devenir inutilisable.

Outre l’inconfort quotidien, la fin des baignades à la plage et un gros trou dans le portemonnaie, c’est bien la santé des Gazaouis qui est mise en danger. Médecin responsable du centre médical Rimal de l’UNRWA à Gaza, Jamil ‘Uliyan est formel: «La semaine passée, nous avons eu soixante-deux cas de gastroentérite chez les enfants. Nous traitons un cas d’hépatite A par semaine, plusieurs cas de fièvre typhoïde par mois et de nombreuses infections des reins.» Si tous ces cas ne peuvent être mis nécessairement sur le compte de l’eau – l’absence d’études scientifiques à cet égard fait cruellement défaut –, les indices de sa culpabilité sont écrasants.

A l’étage du dessous de la clinique, ce sont les dents qui sont traitées en raison de la mauvaise qualité de l’eau: «Dans certaines parties de la bande de Gaza, il y a trop de fluor. La dentition est alors affectée par des taches jaune-brun très prononcées (fluorosis). Dans d’autres lieux, l’absence de fluor entraîne des déformations et fragilise les dents au point de les rendre facilement cassables», témoigne le docteur Majed Youssef el Khalour, dentiste.

Eau trouble, bébé bleu
Mais le tableau n’est pas complet: les nitrates et les chlorures, dont les taux dans l’eau dépassent de cinq à dix fois les normes internationales, pourraient causer certains cancers, des insuffisances rénales, voire de l’hypertension, indique Ghada Snunu, responsable d’Ewash (Groupe d’urgence pour l’eau, les systèmes sanitaires et l’hygiène dans les territoires occupés), une coalition d’une trentaine d’ONG palestiniennes.

Chez les enfants surtout, les nitrates peuvent provoquer une pathologie spécifique, appelée «syndrome du bébé bleu», la méthémoglobinémie. Une étude alarmante à ce sujet, réalisée par un étudiant de l’université de Al-Quds de Jérusalem, avait été publiée en 2007. Sur un échantillon de 340 enfants examinés en 2002, plus de la moitié présentaient des taux de méthémoglobine préoccupants. «Ce pourcentage a sans aucun doute fortement diminué depuis. On ne nous signale plus de cas dans les cliniques», observe cependant Mahmoud Daher, représentant de l’Organisation mondiale de la santé dans les territoires occupés. «Depuis dix ans, il y a eu une large prise de conscience, les habitants se sont tournés vers l’achat d’eau filtrée fournie par des entreprises», explique-t-il.

Problème: comme l’ont montré les études réalisées par l’Autorité palestinienne de l’eau (PWA), ces firmes privées, soumises à la loi du marché, vendent souvent de l’eau peu sûre, partiellement épurée. Elles gèrent environ 150 micro-usines de traitement. Mais aucune institution publique n’a été mandatée pour les contrôler. La loi de la jungle règne sur ce marché qui affecte directement la vie humaine.

Surpeuplement et réfugiés
Les causes de ce désastre sont multiples. La population gazaouite a d’abord pompé dans l’aquifère bien davantage que celui-ci ne pouvait le supporter. Actuellement, la demande en eau excède de quatre fois le taux de renouvellement de la nappe phréatique, selon la PWA. Peu étonnant si l’on considère l’hyperdensité de la population à Gaza: cette minuscule enclave abrite plus de 4600 personnes par km2, contre seulement 480 en Cisjordanie (181 pour la Suisse). Près de 1,2 million d’habitants de Gaza, sur un total de 1,6 million, sont des réfugiés, la plupart expulsés par Israël en 1948 et après.

Dans ce contexte, aggravé par le manque de moyens, les infrastructures pour le traitement des eaux n’ont pas suivi. Résultat: huit égouts, sur un total de treize, se déversent directement dans la mer sans que leurs eaux soient traitées. Quant aux cinq autres, leur contenu n’est que partiellement nettoyé. La mousse abondante et les odeurs fétides provenant de leurs embouchures en témoignent (photo ci-dessus). Ces canalisations, au demeurant peu étanches, finissent par contaminer la nappe phréatique, laquelle, parallèlement, a été envahie par de l’eau de mer au fur et à mesure que son niveau baissait. Sans compter le contact avec les fertilisants et les pesticides issus de l’agriculture.

Les pluies ont aussi décru dramatiquement ces dix dernières années, constate Munther Shublak, directeur du Service de l’eau des municipalités côtières (CMWU), qui gère la fourniture de l’eau courante à Gaza. «De 500 millimètres par année, les précipitations ont diminué à presque 220 millimètres». Dans le même temps, la population a augmenté de 3,5% par année, souligne-t-il. La faute au ciel, donc, mais pas seulement. Israël, de son côté, ne fournit à Gaza que 5 millions de m3 d’eau annuellement – soit environ 3% du total qui y est consommé –, alors qu’il dispose de la majeure partie de la nappe phréatique, en amont. «Nous devrions avoir un accès équitable à l’aquifère que nous partageons avec Israël», estime Rijad Janina, directeur de l’ONG Groupe d’hydrologie (Hydrology group) à Gaza. Et d’accuser de plus l’imposant voisin de prélever l’eau qui devrait entrer dans l’enclave: «Israël collecte, pour ses plantations de coton, l’eau provenant des montagnes d’Hébron et l’eau de pluie, qui devraient se déverser dans l’oued de Gaza. Cela affecte nécessairement le niveau de notre nappe phréatique.»

Lointaine souveraineté
De surcroît, en raison de l’embargo illégal imposé à Gaza, les pièces de rechange et le matériel de construction nécessaires à l’entretien et à l’édification de stations d’épuration n’arrivent qu’au compte-gouttes. Une situation dénoncée par les agences d’aide humanitaires comme l’UNRWA et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF). Le matériel d’analyse fait également défaut, ce qui a contraint le Groupe hydrologie à fermer son laboratoire.

Plus généralement, l’occupation de la Cisjordanie par Israël et l’absence d’Etat palestinien entravent toute solution aux problèmes démographique et organisationnel de Gaza. «Si nous étions souverains, une partie de la population irait naturellement habiter en Cisjordanie. Nous pourrions avoir aussi accès aux rivières provenant des montagnes d’Hébron, qui n’est pas loin, si Israël le permettait. Je rappelle que nous n’avons actuellement ni port ni aéroport, ce qui ralentit fortement le développement de nos infrastructures sanitaires», énumère Sadi Ali, de l’Autorité palestinienne de l’eau.

L’Unicef dispose de treize usines qui permettent de rendre portable l’eau de la nappe phréatique. A gauche, Eman Ageel, de l’Unicef.

1 Prix de l’eau en Israël: entre 1,5 et 2 francs le m3. A Genève: environ 1,30 francs.

COMPLÉMENT D’ARTICLE :

« Israël doit partager la nappe phréatique »

Le débat est vif dans la société palestinienne. Quelle mesure d’envergure permettrait rapidement de garantir la fourniture en eau de bonne qualité à la population gazaouite? A en croire les autorités palestiniennes, seule une énorme usine de dessalement de l’eau de mer peut permettre de répondre à ce défi. «Pour l’instant, nous n’avons fait que différer le désastre avec de petites centrales de purification de l’eau de la nappe phréatique. Mais elles ont agi comme des anti-douleurs, pas comme un remède», explique Munther Shublak, du Service de l’eau des municipalités côtières.

Plusieurs dizaines de millions de dollars ont déjà été récoltés pour ce projet de dessalement de la Méditerranée. Mais on est encore loin du compte. Car pas moins d’un demi-milliard de dollars serait nécessaire à la construction de l’usine géante! L’Union pour la Méditerranée, qui rassemble les pays du pourtour de la Méditerranée et ceux de l’Union européenne, s’est prononcée en faveur de cette solution. De même qu’Israël.

Du côté de la société civile en revanche, on se montre carrément hostile à cette entreprise: «Ce n’est pas faisable, estime Ghada Snunu, d’Ewash, la coalition d’ONG palestiniennes actives dans le domaine. D’une part en raison de son coût, autant pour sa construction que pour son entretien. Ensuite, parce que la quantité d’énergie requise pour dessaler l’eau de mer est énorme! Or nous vivons déjà des coupures d’électricité permanentes et des restrictions en matière énergétique. Israël a détruit notre seule grande centrale électrique en 2006. Ce genre d’installation est très vulnérable aux attaques.» La militante mentionne encore l’impact écologique désastreux des usines de dessalement, notamment pour la flore et la faune marine.

Du point de vue des ONG, envisager une telle usine revient à prendre le problème par le mauvais bout: «Nous devons rappeler à Israël ses obligations au regard du droit international. Nous avons droit à un partage équitable des ressources de la nappe phréatique de la côte et un accès aux eaux de Cisjordanie, qui sont sous le contrôle total d’Israël.» Se lancer maintenant dans un projet de type «autarcique» reviendrait à renoncer à ce droit: «Cela hypothéquerait les chances de futures négociations en la matière. Nous avons pu constater avec les accords d’Oslo que toutes les solutions provisoires deviennent définitives.» Du côté des autorités palestiniennes, c’est au contraire un accord avec Israël qui semble irréaliste en raison de son intransigeance..

Nawal Adham a reçu un filtre à eau de la part de l’Unicef afin qu’elle dispose d’une source sûre et permanente pour sa famille. CKR

L’humanitaire se fait acteur de l’eau

C’est une toute nouvelle usine dans le camp de réfugiés de Nussirat, en plein cœur de la bande de Gaza. Cette centrale a été construite en mars par l’Unicef à partir de matériel israélien. L’enchevêtrement de réservoirs, de tuyaux et de pompes vise à rendre potable l’eau de la nappe phréatique dans l’une des zones les plus polluées de l’enclave palestinienne.

«Nous avons treize installations de ce type dans les camps de réfugiés les plus défavorisés de Gaza, dont seulement trois de la taille de celle-ci. Elle produit de l’eau pour 15 000 personnes», explique Eman Aqeel, responsable de programme à l’Unicef. Mais le camp compte plus de 80 000 réfugiés. Malgré leurs efforts, les humanitaires ne peuvent répondre qu’à une petite partie de la demande.

Les agences onusiennes et les ONG internationales ont dû se résoudre à intervenir elles-mêmes dans le secteur de l’eau au vu de l’urgence de la situation et de l’incapacité des institutions palestiniennes à y répondre.

L’Unicef finance aussi des filtres individuels pour des familles en difficulté, lesquelles peinent à acheter l’eau à des fournisseurs privés. La modeste maison de Nawal Adham, cheffe de famille dans le quartier de Shahaeiya, borde un cimetière peuplé de chèvres. L’accueil y est chaleureux: «Grâce au filtre, je n’ai plus besoin d’envoyer mes enfants acheter de l’eau. Avant, je n’avais parfois plus rien à boire car les vendeurs ne passent pas à toute heure», sourit-elle en montrant le fonctionnement de l’appareil. L’agence onusienne a mis à disposition quatre cents dispositifs similaires à des habitants dans le besoin, pour un coût d’environ 800 dollars chacun.

L’ONG britannique Oxfam mène aussi un projet pilote dans le domaine. Elle permet à sept cents familles pauvres d’accéder au précieux liquide. «Notre but est aussi d’améliorer la qualité de l’eau fournie par les vendeurs privés. Nous leur achetons de l’eau et les aidons dans la foulée à rendre leurs installations plus hygiéniques, de même que le transport dans les réservoirs», explique Swairjo Al Hassam, d’Oxfam.

A plus large échelle, le Comité international de la croix rouge et du croissant rouge (CICR) collabore avec les autorités palestiniennes pour la construction de trois stations d’épuration. L’objectif est d’éviter la contamination de la nappe phréatique par les égouts. Le CICR mène aussi à bien un projet visant à réutiliser ces eaux traitées dans l’agriculture. Autant de prélèvements en moins dans les eaux souterraines.

Christophe Koessler

Diplômé en géographie et en relations internationales, Christophe Koessler, 38 ans, entre au Courrier à Genève en 2003 à la rubrique locale. Il est engagé en 2005 au journal L’Evénement syndical, basé à Lausanne, puis réintègre le Courrier fin 2011 pour sa page « Solidarité internationale ». Il réalise aussi de nombreux reportages à l’étranger, en particulier en Amérique latine, en qualité de free lance.

Reem al Masri

Née en 1981, Palestinienne vivant à Jérusalem, Reem a étudié le journalisme et l’anglais à l’Université Al Quds. De 2003 à 2007 elle a rédigé des chroniques dans le quotiden Al Quds, particulièrement des analyses politiques. Elle a aussi contribué au périodique Al Bayader as Siassi entre 2000 et 2004. Elle est aussi comme journaliste dans une librairie éducative à Jérusalem (animation de rencontres avec des auteurs) et comme bénévole au centre de recherche de l’Université Al Quds. Reem est membre du Club des femmes journalistes (Ramallah/Jérusalem) et du Club de la presse de Jérusalem.

Christophe Koessler

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