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Côte d’Ivoire: quand la gestion des déchets vient de l’étranger

Côte d’Ivoire: quand la gestion des déchets vient de l’étranger

Depuis que des entreprises internationales ont été mandatées, la proportion des détritus récoltés à Abidjan, la capitale économique du pays, est passée de 35% à 75%. À terme, le savoir-faire doit être repris en main par l’Etat.

Reportage de Matthieu Henguely/arcinfo

Chaque jour, Alconzi et ses collègues – toutes des femmes – brossent consciencieusement le bas-côté des boulevards d’Abidjan. Dans leur uniforme vert, elles font partie de l’armée d’employés qui s’occupent, depuis maintenant quatre ans, de la propreté des rues de la capitale économique de Côte d’Ivoire.

L’une des 600 balayeuses employées par Ecoti pour nettoyer les quartiers nord d’Abidjan.
Photo: Matthieu Henguely

Au total, elles sont près de 1500 à s’acquitter quotidiennement de cette tâche, au sein de deux entreprises internationales.

Ces dernières années, une véritable révolution s’est opérée dans cette métropole où les déchets ménagers ont longtemps été déversés anarchiquement dans une grande décharge à ciel ouvert.

L’Etat a fait un pari: s’appuyer sur des grandes entreprises – de facto étrangères – pour mettre en place de nouvelles structures plus efficaces ainsi qu’écologiquement plus durables, et pour former les futurs cadres locaux.

Ancienne décharge dangereuse

La situation d’avant 2018 était alarmante à plusieurs égards. La décharge d’Akouédo, où 53 ans de déchets ont été entassés, était souvent désignée comme dangereuse pour les riverains.

L’organisation défaillante de la collecte des déchets a abouti à plusieurs catastrophes, dont celle en 2006 du «Probo Koala», un navire qui avait déversé sa cargaison nocive dans plusieurs décharges de quartier, causant plusieurs morts.

Mais pour réussir sa révolution, l’Etat a été forcé de trouver des partenaires ailleurs, à en croire Joseph N’Goma, directeur général adjoint d’Eco Eburnie, du groupe portugais Mota-Engil, l’une des deux entreprises internationales mandatées.

«L’Afrique n’a pas encore les coudées franches financièrement. Nous n’avons pas d’entreprise suffisamment forte pour s’aligner sur un tel appel d’offres international ou obtenir un accord avec les banques», explique ce rare cadre local d’une société internationale.

Abidjan, la «carte de visite» du changement

Jusqu’alors, les communes, aidées par une kyrielle de petites entreprises locales sans moyens financiers, faisaient au plus simple: ramasser ce qu’elles pouvaient et emporter le tout dans une décharge.

En 2017-2018, l’Etat a créé l’Anaged, l’Agence nationale de gestion des déchets, et lancé son appel d’offres vers l’étranger avant de fermer la décharge d’Akouédo l’année suivante. «La nouvelle politique a commencé par Abidjan. C’est notre carte de visite», note Alain Roger Akichi, directeur de la communication de l’Anaged.

La ville a été séparée en trois lots; Mota-Engil a remporté deux mandats (ouest et sud d’Abidjan), tandis qu’un consortium tuniso-ivoirien (Ecoti SA), associée à une entreprise italienne, a gagné le troisième (quartiers nord).

Les deux entreprises ont trois missions: l’enlèvement des ordures et leur transfert au nouveau centre d’enfouissement (lire l’encadré), le nettoyage des rues et leurs accotements ainsi que le curage et l’entretien des caniveaux.

Des contrats confidentiels

À quel coût se fait cette mise en place, censée durer sept ans? Nous ne le saurons pas: chez Eco Eburnie et Clean Eburnie (tous deux Mota-Engil) comme chez Ecoti SA ou à l’Anaged, aucun responsable n’a voulu donner de chiffres.

L’atelier mécanique d’Eco Eburnie, au centre logistique d’Anguédedou. Photo: Matthieu Henguely

«Tous les besoins ont été définis au préalable par les autorités», indique Joseph N’Goma. Jusqu’au matériel (bennes, camions), le même pour les deux entreprises, à utiliser par les quelque 4500 employés. A terme, ce matériel deviendra d’ailleurs propriété de l’Etat.

Une large part du personnel s’occupe de la propreté des rues. «Sur les voies principales et l’autoroute, le nettoyage est mécanique», explique Séraphin Lieuda, superviseur chez Ecoti. «Le reste est géré par nos équipes à pied.»

Chaque équipe d’une dizaine de femmes nettoie «en moyenne 11 à 12 kilomètres de voie chaque jour», explique Vamiema Bamba, responsable du nettoyage urbain de jour chez Eco Eburnie. «Nous utilisons moins de moyens mécaniques. Ils sont plus chers.»

Tournées réglées par secteur

Les tournées des camions poubelles sont aussi réglées secteur par secteur. «Nous avons 20 circuits pour la collecte au sud d’Abidjan et 20 à l’ouest», explique Pedro Rocha, responsable de production chez Eco Eburnie.

Dans une salle du centre logistique d’Anguédedou (ouest d’Abidjan), la position de chaque véhicule apparaît sur les écrans de contrôle en temps réel. «Il y a deux types de camions, qui ont des capacités de 7 et 24 mètres cubes de déchets. Les petits peuvent entrer au cœur des quartiers et les plus grands restent sur les artères», explique Marcel Angbo, formateur santé et sécurité au travail et guide d’un jour au centre logistique.

L’un des «petits» camions poubelle déverse son chargement au centre de transfert. Photo: Matthieu Henguely

Un petit camion poubelle arrive justement au centre de transfert. Il passe sur un pont-bascule où il est pesé avant de déverser son odorant chargement dans une grande benne. Une fois pleine, celle-ci sera prise en charge par un camion et emmenée au centre d’enfouissement de Kossihouen. «Notre but avec ces transferts, c’est de limiter les déplacements.»

Une bonne partie des trajets jusqu’à la décharge se font de nuit, afin d’éviter les bouchons à la sortie d’Abidjan. Au total, quelque 4500 tonnes de déchets sont évacuées quotidiennement de la ville.

Bilan contrasté

Ce nouveau mode de fonctionnement porte déjà ses fruits. «En 2017, l’année précédant le démarrage de nos entreprises, le pourcentage de déchets collectés à Abidjan ne dépassait pas 35% de ce qui était ramassable. Aujourd’hui, nous sommes à 75%», chiffre Tarek Mrabet, directeur de la communication et du développement durable d’Ecoti SA.

Mais il reste du travail: «Nous nous heurtons au comportement des populations qui entravent la bonne marche de nos activités et déposent leurs déchets de manière sauvage», déplore Joseph N’Goma. «Malgré la sensibilisation que l’on fait, cela n’entre pas dans toutes les oreilles.»

Sa collaboratrice Estelle Kla-Grebet, responsable de la communication d’Eco Eburnie, complète: «il manque aujourd’hui un volet de répression. Sans cela, on ne pourra pas obtenir le résultat espéré.»

Les dernières campagnes de sensibilisation ont pour thème les écogestes, mais aussi les horaires de collecte. «Si on dépose n’importe quand ses poubelles, il peut y avoir des fouineurs. Ils ouvrent les poubelles pour trouver des choses à récupérer et cela donne davantage de travail à nos collecteurs.»

Point de collecte à Adjamé. L’entassement sauvage complique le travail des éboueurs. Photo: Matthieu Henguely

De son côté, l’Etat planche lui aussi sur des programmes de sensibilisation, notamment auprès des enfants. «Ils vont grandir avec des nouvelles habitudes», remarque Alain Roger Akichi à l’Anaged. «Nous voulons aussi travailler avec les responsables religieux, les chefs de communautés ainsi que des influenceurs.»

«Aujourd’hui, il y a une satisfaction, même si beaucoup reste à faire», note le directeur de la communication et des relations extérieures.

De nouvelles taxes nécessaires?

Un (gros) bémol toutefois: tout cela coûte cher et le pays peine à suivre. Les représentants d’Eco Eburnie remarquent d’ailleurs ne pas avoir été payés par l’Etat «durant plusieurs mois».

Firmin N’Gouandi, directeur des opérations et des programmes, le confirme: le financement de cette nouvelle politique est plutôt compliqué, même si aucun chiffre n’est donné quant au coût de la gestion des déchets. «Nous devons trouver de nouveaux modes de fonctionnement pour alléger la facture pour le pays. Peut-être d’éventuelles nouvelles taxes ou d’autres contributions.»

D’autant plus que la Côte d’Ivoire ne se résume pas à Abidjan. «Il y a aujourd’hui des villes où nous travaillons avec des opérateurs et d’autres où nous venons en soutien des autorités locales. Dans nos programmes d’amélioration, nous essayons de regrouper des villes autour d’infrastructures intercommunales afin de limiter les frais.»

Reste que la manière de faire développée à Abidjan servira de modèle ailleurs dans le pays. Des mandats similaires devraient prochainement être proposés pour d’autres villes. Et ils pourraient ne pas s’adresser à des experts étrangers cette fois. «Aujourd’hui, les locaux ont pu s’imprégner de cette manière de travailler. Certains se préparent dans les vestiaires pour les prochains appels d’offres», conclut Firmin N’Gouandi.



DES DÉCHETS ENVOYÉS À 40 KILOMÈTRES D’ABIDJAN

Avec la fermeture d’Akouédo en 2019 – le site est en train d’être assaini et devra, à terme, devenir un parc public –, Abidjan n’a plus de grande décharge à ciel ouvert. A la place, les déchets ménagers de la capitale économique ivoirienne sont envoyés à Kossihouen, à 44 kilomètres à l’ouest de la ville.

C’est la société Clean Eburnie – une autre filiale du groupe Mota-Engil – qui gère le site. Chaque jour, 220 à 230 camions viennent y livrer leurs déchets. «On reçoit 1,5 million de tonnes par année», chiffre Javier Sancho, le directeur des opérations.

Solution technique choisie par l’Etat, Kossihouen est un centre d’enfouissement et de valorisation des déchets, grâce à la production de biogaz. De prime abord, on remarque surtout une montagne d’ordures. Quid de l’enfouissement?

«A terme, quand on ne produira plus de biogaz, nous allons tout recouvrir et reboiser», explique Achille Bomisso, responsable des ponts-bascules et du biogaz. Les déchets recouverts seront alors surtout constitués de matières inertes, assure-t-il.

Contrairement à l’ancienne décharge, les ordures sont ici stockées sur un sol imperméable, fait de plusieurs couches de géotextiles et de bentonite. Au fur et à mesure de l’arrivée des déchets, des tuyaux pour récupérer les émanations gazeuses sont posés dans la montagne de déchet, parcourue par les camions et d’énormes pelleteuses.

En compressant les déchets ou lors d’épisodes de pluie, un «jus de déchet», le lixiviat, est récolté dans un étang en contrebas. Son eau est ensuite traitée par osmose, à l’aide notamment d’acide sulfurique. Le site en utilise… un million de litres annuellement.

L’eau purifiée est renvoyée dans la nature, tandis que le lixiviat concentré est remis dans le tas de déchets. «En faisant cela, les déchets produiront davantage de biogaz», explique Javier Sancho. «On exploite 13 puits de biogaz. A terme, il y en aura 300.» Aujourd’hui reliés à une torchère, ces puits devront prochainement produire de l’électricité.

Le centre de Kossihouen a la capacité d’accueillir 15 ans de déchets d’Abidjan. «A l’issue de ces 15 ans, on pourra produire du biogaz durant environ 25 ans», continue le directeur.

Mais pour ce faire, le centre utilise, outre sa consommation d’acide sulfurique, quelque 50 000 litres de gasoil chaque mois. Alors, vraiment écologique, Kossihouen? «Tout brûler serait bien pire», promet Javier Sancho.

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L’article paru dans arcinfo:

Matthieu Henguely

Matthieu Henguely, 32 ans, est journaliste à ArcInfo, à Neuchâtel. Diplômé de l’Académie du journalisme et des médias, il a effectué son stage au secrétariat de rédaction du quotidien neuchâtelois. Il y a continué de faire ses armes en devenant ensuite correspondant au Val-de-Travers, puis responsable adjoint de la rubrique locale. En quête d’ailleurs constitue sa première expérience à l’étranger et une formidable chance d’élargir ses horizons.

Délorès Pie

Je suis Délorès Pie. Je suis juriste de formation. J’ai étudié notamment le droit privé, carrière judiciaire à l’université d’Abidjan. Après avoir exercé à différents postes en entreprise, ma passion pour l’écriture me conduit au journalisme à le média Citoyen depuis 2019. J’ai également fait un passage à Opera News en 2021-2022. J’écris principalement sur les sujets de société, de droits de l’homme et je m’intéresse ces dernières années à l’environnement. EQDA sera ma première expérience à l’étranger et je me réjouis d’y prendre part.

Matthieu Henguely

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