UN REPORTAGE D’ANTOINETTE PRINCE (ATS) EN ARMENIE
Le mari de Bella est en Russie depuis quatre mois. Il travaille à Moscou dans une entreprise d’asphaltage. C’est la troisième fois qu’il a quitté Aknashen, chaque fois pour au moins six mois. Et c’est la dernière, si l’on en croit sa femme: « Mon mari va revenir en novembre et ne va plus jamais repartir en Russie! », affirme Bella.
L’ennui est trop fort pour cette femme de 38 ans qui vit dans la maison familiale avec ses trois enfants et ses beaux-parents, comme souvent en Arménie. Et que va faire Hovnan, son mari, à son retour pour subvenir aux besoins de la maisonnée de sept? « Il trouvera! »
Mais rien n’est moins sûr. La plupart de ceux qui reviennent se trouvent devant les mêmes difficultés qu’avant: l’emploi qui manque cruellement, les dettes, l’augmentation du coût de la vie.
« Cent dollars ne suffisent plus pour vivre », explique Haykanush Chobanyan, responsable des relations extérieures à l’agence arménienne de la migration (SMA). Travailler la terre ne suffit plus à nourrir la famille. Alors ils repartent, qu’ils en aient envie ou non.
Chicanes et corruption
Un emploi en Russie n’est pas synonyme de plan de carrière: rares sont ceux qui rentrent avec un bagage professionnel étoffé ou un nouveau statut social. « Ils ont en Russie une vie assez limitée, socialement et professionnellement. Ils n’en rapportent pas grand-chose d’innovateur », dit Mme Chobanyan.
A l’Organisation mondiale pour les migrations (OIM), Ilona Ter-Minasyan, responsable du bureau arménien, fait le même constat: «Ils n’acquièrent pas beaucoup de compétences nouvelles».
Les plus entreprenants ont bien tenté de lancer leur propre petite affaire avec l’argent gagné en Russie. Mais dans la plupart des cas, les chicanes administratives et la corruption – endémique – ont eu raison de ces tentatives, explique l’anthropologue Agashi Tadevosyan, spécialiste de la migration. Le soutien du gouvernement à ce type d’initiatives fait défaut, déplorent plusieurs interlocuteurs.
Maintenir les traditions
Tout comme l’identité arménienne, l’attachement au pays reste puissant, l’envie de rentrer aussi, du moins pour la plupart de ces émigrés. « Ils ne se voient pas faire leur vie en Russie », explique M. Tadevosyan. Dans leur esprit, ils « vivent » toujours en Arménie, ce n’est que temporaire.
Et ils n’apprécient pas toujours le style de vie russe. Beaucoup viennent des régions rurales, où l’on aime maintenir les traditions. Ils préfèrent épouser une jeune Arménienne, qui « fera mieux la cuisine » et élèvera les enfants dans la tradition arménienne.
Aide au retour: les balbutiements
Au Centre de ressources pour les migrants (MRC) de la région d’Armavir, on essaie de repérer les familles concernées par cette migration vers la Russie et d’aider les travailleurs de retour à se réinsérer.
Projet pilote financé par l’union européenne à hauteur d’un million d’euros, le MRC existe depuis deux ans et demi et tourne avec quatre salariés: le directeur, Gagik Gabrielyan, et trois travailleuses communautaires qui vont sur le terrain de terrain.
Le centre est la seule ressource destinée spécifiquement aux travailleurs qui reviennent de Russie, selon M. Gabrielyan. Il fournit essentiellement de l’information, du conseil et de l’orientation.
Formations express
Avec des ONG partenaires, le centre organise aussi des cours de deux à trois mois – sortes de formations professionnelles express – ciblées sur les besoins du marché du travail arménien. « Ce qui est demandé en ce moment, c’est l’informatique, le design (de meubles par exemple) ou les services (restaurants).»
Mais la pérennité même des MRC – il y en a cinq en tout dans le pays – n’est pas garantie: dans neuf mois, au terme du projet pilote, ils doivent passer en mains de l’Etat arménien. Vont-ils survivre? «Je n’en ai vraiment aucune idée», répond tout de go le directeur. Avant de blaguer sur son propre avenir: «Nous deviendrons des travailleurs émigrés en Russie! Ou en Suisse…»