UN REPORTAGE DE PHILIPPE VILLARD EN COLOMBIE – MEDIA DE REFERENCE : L’EXPRESS-L’IMPARTIAL
Le conflit et ses déplacés occupent une place centrale dans la vie colombienne. Ils posent en effet des problèmes qui semblent quasi insolubles aussi bien dans les villes que dans les campagnes. La pression foncière exercée par les grands propriétaires se heurte maintenant à celle des multinationales, qui convoitent l’exploitation d’un sous-sol regorgeant de richesses. Ce qui peut, notamment pour des raisons de sécurité, compromettre le retour de certains. Une perspective que laisserait entrevoir une issue favorable aux négociations de paix engagées à Cuba entre la guérilla et le gouvernement du président Santos. Marco Romero, directeur du Conseil pour les droits humains et les déplacements (Codhes), fait partie de ceux qui agissent depuis des années pour que la question des déplacés occupe l’arène politique. Il explique les nouveaux enjeux qui attendent la Colombie, coincée entre son interminable guerre civile et son émergence économique.
Comment sont recensées les personnes déplacées?
Il existe depuis 1987 un système étatique, un registre officiel basé sur des déclarations volontaires vérifiées par le gouvernement pour éviter notamment les doubles comptages. Mais beaucoup ne se déclaraient pas pour diverses raisons. Certains ne veulent pas porter le stigmate du déplacé. Ils préfèrent reconstruire leur vie dans l’anonymat. Ensuite, ce registre est administratif et non judiciaire. Or, quasiment rien n’est fait au niveau judiciaire. Et beaucoup ne se déclaraient pas car la loi de 1997 sur l’indemnisation des victimes ne prenait en compte que les déplacés enregistrés depuis l’an 2000. Puis, la loi dite «1448», votée en 2011, a fait remonter les possibilités d’indemnisation jusqu’en 1985. Du coup, le registre s’améliore. Avant, la collecte des données reposait sur la société civile, soit surtout les églises et le Codhes.
Comment s’explique la différence entre vos statistiques et celles du gouvernement?
On s’appuie aussi sur le travail des organisations non gouvernementales ou internationales comme l’IDMC*, qui est basée en Suisse. Elles donnent une vision mondiale de la question. Nous additionnons aussi les déplacés et les réfugiés. A cause du conflit, 200’000 Colombiens ont fui en Equateur. Ils sont autant entre le Venezuela, le Pérou ou les pays d’Amérique centrale. Aujourd’hui, notre estimation de 5,7 millions de déplacés est supérieure à celle du gouvernement, qui en recense plus ou moins cinq millions, mais je pense que sous la pression internationale, le registre officiel finira par dépasser celui du Codhes. La Colombie compte plus de déplacés que le Congo ou le Soudan.
Si la paix intervient, les déplacés pourront-ils un jour récupérer leurs terres?
C’est la grande question du moment. La loi sur les victimes consacre un chapitre à la restitution des terres. En un an, l’unité du ministère de l’Agriculture chargée du processus a enregistré les demandes de 30’000 personnes revendiquant plus de trois millions d’hectares! En zone rurale 6,6 millions d’hectares ont été abandonnés de manière plus ou moins forcée selon une estimation de la Cour constitutionnelle. Le problème, c’est que beaucoup de paysans ne possèdent pas de titres de propriété, qu’il manque un vrai outil cadastral, d’autant plus que le gouvernement a reconnu que l’Etat lui-même avait volé un million d’hectares de terre. L’Etat est faible dans les campagnes en raison du conflit, mais aussi de la corruption.
Cette opération est-elle envisageable, possible?
Il ne peut y avoir de restitution des terres sans conditions cadres à l’issue d’un conflit de si longue durée. Certains sont déplacés depuis plus de vingt ans. Les vieux voudraient rentrer pour des questions de justice, de dignité, de culture. Les jeunes veulent rester en ville. La question des déplacés est à la fois un problème rural et urbain. Elle sera aussi délicate à régler car la société rurale comporte une dimension féodale, qui oppose toujours grands latifundiaires et petits paysans.
La restitution de terres serait une sorte de projet national?
Si le processus de paix se consolide, beaucoup vont chercher à revenir. Mais le problème, c’est que ces gens ont tout perdu._Ce qui implique une réforme agraire et des investissements de fond. Or, en Colombie, il y a de l’argent, mais sa répartition est inégale…
Vous faites allusion aux richesses du sous-sol?
Oui! 10% du charbon produit dans le monde vient de Colombie. L’exploitation pétrolière fournit un million de barils par jour. Des grandes compagnies minières ou autres sont incitées à venir. Mais la Colombie est un pays riche avec beaucoup de pauvres. Il n’existe pas d’impôt agricole, la charge fiscale est de 14%, c’est la plus basse d’Amérique latine. La politique néolibérale pose un grave problème de redistribution.
Le pays n’est pas sans atout?
La Colombie doit tenir compte de tous les maux liés au confit, mais aussi de la nouvelle donne économique. On est en train de dépasser le cadre de la lutte du petit contre le gros. Le sous-sol est riche, mais la terre se négocie à un prix de guerre et non au prix du marché, car on a aussi découplé la fertilité de la productivité.
Le conflit en chiffres
55 ANS d’une guerre civile dont on a retenu 1958 et la chute de la dictature Panilla comme point de départ.
220’000 morts.
5,7 millions de déplacés.
25’000 disparus.
27’000 otages.
90% des enlèvements imputés à la guérilla.
2000 tueries perpétrées par toutes les parties.
COMPLÉMENT D’ARTICLE :
Ya basta !
Depuis des décennies, le pays concentre une violence armée imputable à de nombreux acteurs aux motivations politiques, criminelles et étatiques. Cette géographie de la guerre dessine une «autre Colombie», lointaine, oubliée, qui surgit à la face du monde lors de faits divers dramatiques et spectaculaires (prises d’otages d’Ingrid Betancourt ou du journaliste Roméo Langlois, prise du palais de justice de Bogota par les guérilleros du M 19 en 1985, mort du célèbre narco-trafiquant Pablo Escobar en 1993…). Sur place, cette violence et ses conséquences nourrissent des études et diverses initiatives.
Ainsi, en 2011, la Casa de la mujer (La Maison de la femme) a fait travailler des femmes déplacées en prenant la photographie comme support créatif. Il s’en est suivi la publication d’un ouvrage «Memoria soy yo» («La mémoire, c’est moi) «pour que certaines femmes puissent réinvestir les moments douloureux de leur propre histoire», confie Olga Amparo Sanchéz Goméz, directrice de la Casa de la mujer. De même le grand hebdomadaire colombien «Semana» a publié récemment «Victimas» un recueil de photos de presse qui témoigne des violences couvrant la période 1985-2013. Enfin, le Centre national de mémoire historique (CNMH) a présenté, en juillet au président Santos, un énorme rapport de 430 pages intitulé «¡Ya Basta!» («ça suffit! Mémoire de guerre et de dignité»). Un document de fond disponible au téléchargement (en espagnol) sur le site du CNMH: www.centrodememoriahistorica.gov.co
Auprès de populations indigènes
Dans le concert des structures à l’œuvre au secours des déplacés de Colombie, l’ONG Diakonie, proche de l’Eglise évangélique allemande, se singularise particulièrement. Elle a pour vocation d’intervenir en cas de catastrophes naturelles dans toute l’Amérique du Sud. Sauf en Colombie, où elle concentre son action sur les indigènes du Cauca, au nord du pays. Elle s’est donné pour mission de protéger jeunes et enfants pour éviter les recrutements forcés. Il s’agit de la plus grande communauté du pays, de la mieux organisée et structurée car dépositaire d’une tradition de lutte. «Nous nous efforçons de l’aider dans sa résistance en instaurant des «zones de tranquillité» maintenues à l’écart des armes de tous les camps, pour qu’elle conserve son territoire historique convoité pour ses richesses naturelles», explique María Mercedes Duque López, coordinatrice des programmes.
COMMENTAIRE – Le grand écart colombien
Hormis les exploits de quelques cyclistes affûtés, la renommée de quelques buteurs talentueux ou la qualité de ses cafés, la Colombie souffre d’une image brouillée.
Brouillée par une violence historique dont les racines remontent en 1948 et à l’assassinat non élucidé du candidat à la présidentielle Jorge Eliécer Gaitán. Sa mort déclencha des journées d’émeute à Bogotá, ouvrit une décennie de violence entre conservateurs et libéraux causant entre 200’000 et 300’000 morts et présida à la fondation des groupes de guérilla marxiste. Ceux-là même qui défient le pouvoir et la propre violence de son appareil répressif, malgré les négociations de paix ouvertes à Cuba.
A ce confit primaire, se sont rajoutées les exactions des narco-trafiquants soucieux de préserver leurs zones de non-droit et des groupes paramilitaires œuvrant souvent pour de grands propriétaires terriens cherchant à agrandir leurs domaines. Si bien que cette guerre civile que les Colombiens appellent «le conflit» reste un phénomène rural.
Aujourd’hui, la Colombie suscite des convoitises en raison des richesses de son sous-sol, mais le pays demeure contraint au grand écart. L’Etat reste faible et la société l’une des plus inégalitaires au monde. Alors, le pays aura du mal à s’arrimer au peloton des «émergents» car son développement repose sur une base sociale étriquée, une classe moyenne balbutiante, des mécanismes de redistribution insignifiants et des infrastructures inexistantes. Ainsi, même en cas de paix, le fardeau des millions de «desplacidos» pèsera pendant des décennies.