Longtemps cantonnée au marché noir et informel, la gestion des déchets se professionnalise. Le développement de filières de traitement promet de nombreux nouveaux emplois.
Reportage de Matthieu Henguely/arcinfo
A l’image d’Alassane, beaucoup de monde à Abidjan vit, d’une manière ou d’une autre, des déchets. Que ce soit via un petit boulot, comme celui de collecteur, ou par un emploi salarié auprès d’une entreprise.
Ainsi, à la casse d’Anoumabo, Abou, 15 ans, gagne quelques sous en récupérant le cuivre de condensateurs et autres pièces électriques pour le compte d’un ferrailleur. D’autres récoltent ces objets ailleurs en ville et les revendent. Un adolescent tient le petit magasin où sont mis en vente les objets encore fonctionnels.
«Des centaines de familles vivent de ces activités», confirme Issa Oumar, l’un des ferrailleurs responsables de la casse de Marcory, au sud d’Abidjan. Pour certains, c’est leur unique revenu, pour d’autres un appoint. Ainsi ce travailleur d’une casse voisine, qui refuse d’être pris en photo. «Je travaille aussi pour le gouvernement, je ne veux pas que mes collègues apprennent ce que je fais ici.»
La révolution entamée en 2018-2019 dans la gestion des déchets ménagers a déjà lancé un passage de l’économie informelle à des emplois salariés. Les entreprises Ecoti et Eco Eburnie emploient chacune près de 2500 employés, dont beaucoup ne sont pas qualifiés.
«La filière des déchets est une aubaine pour faire baisser le chômage», approuve Evariste Aohoui, directeur de la plateforme privée Electronic Wastes Africa (EWA).
Deux fois le salaire minimum
«Nous employons notamment, comme balayeuses de rue, de nombreuses femmes analphabètes qui peuvent ainsi bénéficier d’un emploi stable», souligne Tarek Mrabet, directeur de la communication et du développement durable d’Ecoti SA.
Superviseur pour la même entreprise, Séraphin Lieuda indique que les balayeuses touchent environ 100 000 à 120 000 francs CFA (160 à 200 francs suisses) par mois, pas loin du double du salaire minimum.
Des salaires similaires sont versés aux personnes chargées de curer les canaux d’évacuation des eaux de pluie. «Ce sont souvent des hommes qui font ces travaux plus physiques», explique le responsable.
D’autres emplois sont aujourd’hui annoncés dans certaines filières de gestion des déchets. Le ministère de l’économie ivoirien annonçait en 2019 «5000 nouveaux emplois par la professionnalisation de la filière des déchets électroniques».
Nouvelles promesses
Chez Electronic Wastes Africa, Evariste Aohoui emploie aujourd’hui quinze collaborateurs salariés, dont cinq recycleurs. Il travaille aussi avec une centaine de collecteurs indépendants, qui, à terme, pourraient devenir salariés. D’autres personnes emploient pareilles petites mains, à l’image de l’artiste Mounou Désiré Koffi, qui utilise des produits de récupération pour ses œuvres (voir ci-dessous).
Chaque nouvelle filière de gestion des déchets représentera de nouvelles possibilités d’emplois. «Nous avons lancé une étude sur 18 mois pour quantifier quels types de déchets sont produits dans le pays», explique Firmin N’Gouandi, directeur des opérations de l’Agence nationale de gestion des déchets. «Le but est d’identifier quelles filières sont économiquement viables à mettre en place.» Papier, carton, canettes ou bouteilles en plastique pourraient être sélectionnés.
Les prochaines années devraient ainsi voir une accélération de la bascule entre économie informelle et filières professionnelles. Peut-être sera-t-il alors possible d’y voir plus clair sur les chiffres du chômage dans ce pays de 26,3 millions d’habitants.
Un taux de chômage à nuancer fortement
Difficile d’avoir des chiffres quant au nombre de personnes actives dans cette économie informelle. Difficile aussi d’en obtenir sur le chômage à Abidjan ou en Côte d’Ivoire.
Officiellement, le pays enregistre un taux de chômage proche des 3%, selon les données de la Banque mondiale.
Toutefois, ce chiffre est à nuancer fortement; en 2014, alors que la banque annonçait 5,3%, l’Etat estimait que le taux était plus proche de… 25%. Un résultat obtenu en comptant les «sous-emplois» ainsi que tous ceux qui gagnaient moins que le salaire minimum, établi à environ 60 000 francs CFA/mois (100 francs suisses).
En juillet dernier, l’Etat ivoirien dévoilait sa «vision 2030»: faire doubler le revenu moyen par habitant d’ici dix ans (2134 dollars par an à 4500) et ainsi diminuer le taux de pauvreté de 39,4% à moins de 20%.
Quand l’art de la récup fait vivre une vingtaine de personnes
Mounou Désiré Koffi travaille sur son dernier tableau. La grande toile d’environ 1,5 mètre de haut représente un couple qui fixe le spectateur. En se rapprochant, on remarque l’outil étonnant avec lequel travaille le jeune homme: un pistolet à colle. Puis on découvre ce qui lui sert de «peinture»: d’anciens claviers de téléphone portable.
«Le téléphone portable, c’est un objet qui touche les gens. On l’utilise en permanence. Ton téléphone est plus proche de toi que ta famille ou des amis», explique l’artiste de 27 ans. «Chaque téléphone a son histoire, on voit son vécu», dit-il en montrant un clavier visiblement abîmé.
Sorti de l’école des Beaux-arts d’Abidjan, Mounou Désiré Koffi a réfléchi pendant deux ans à la meilleure manière d’intégrer des notions de recyclage dans son art. «J’ai d’abord envisagé de travailler avec les batteries, mais c’est dangereux.»
Ses œuvres lui ont ouvert bon nombre de portes. Après des expositions dans son pays puis au Maroc, l’Ivoirien a exposé à Paris, Bruxelles et Genève, à la galerie d’art iLAB-Design qui le représente. De nombreux médias lui ont déjà consacré des articles ou vidéos. «Le Monde», «Konbini» ou «Brut» ont tous été séduits par sa manière d’allier art et recyclage.
Mounou Désiré Koffi peut compter sur une équipe qui l’aide notamment à récolter sa matière première. «J’ai un réseau de sept personnes dans la région d’Abidjan et des contacts au Sénégal et au Congo. Là-bas, c’est un ami artiste qui récupère les vieux téléphones et me les amène quand il vient à Abidjan.»
«Je les reçois généralement sans la batterie. Les gens avec qui on travaille récupèrent ce qui les intéresse», explique-t-il. Entre les récupérateurs et ses amis qui l’aident au quotidien dans son atelier, une vingtaine de personnes vivent de ses œuvres. Mounou Désiré Koffi se voit, lui, comme un donneur d’exemple.
«Les gens commencent à comprendre qu’il ne faut pas jeter ses déchets dans la rue. Cela passe par l’éducation. La solution pour lutter contre les déchets est collective et je pense faire ma part du travail.»
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L’article paru dans arcinfo: